l’horrible vérité me frappa.

(Il est malheureusement nécessaire d’insérer ici une longue explication technique. Á la suite d’expériences secrètes menées dans l’ancienne boulangerie Kronan, le téléviphone couleur avait atteint une telle perfection qu’elle permettait de téléviphoner non seulement des visages, des uniformes, des costumes civils, des promesses, des résolutions, des mensonges et des propositions malhonnêtes, mais également des états d’âme. En effet, en enfonçant tout simplement un bouton, on pouvait régler automatiquement la couleur du visage de façon à ce qu’il reflète un état d’esprit correspondant à chaque situation. En suivant l’ordre des boutons, le schéma des couleurs était le suivant :

Lie-de-vin : j’éprouve une vive sympathie pour tout ce qu’il y a de meilleurs dans les efforts des hommes ; c’était la couleur dite de l’Hôtel de Ville, composée pour le soixantième anniversaire du Maire suprême de Sundbyberg, C.A. Albertsson. Vert glauque : mais je serais encore plus heureux si j’étais appelé à faire mon service dans la marine. Vert pré : je désirerais reposer sous l’herbe de ma ville natale. Bleu acier : je suis plus que jamais résolu à défendre ma patrie ; c’était la couleur favorite des “malexandres”, c’est-à-dire des membres du parti d’Östergötland. Blanc-zinc : je suis profondément peiné de constater que tous les citoyens ne partagent pas ma juste opinion sur cette quesrtion. Jaune canari : j’exiqge d’être cru sur parole ; cette couleur était utilisée surtout par les fonctionnaires pour la diffusion de la vérité civique. Gris-brun : n’allez surtout pas vous imaginer que j’ai des opinions dissidentes, mais – Brun-gris : je suis la ligne des dirigeants sans la moindre défaillance. Gris-cendre : je parle évidemment sous le sceau du secret. Bleu-noir : je pleure comme chacun d’entre nous la disparition d’un grand homme. Rouge clair : je suis en contact intime avec la conscience universelle, car je viens de signer aujourd’hui même un appel en faveur de la paix ; c’était la couleur dite intellectuelle sur laquelle était également branché mon appareil. Orange : je suis absolument indigné car je viens d’être le témoin d’un complot contre la liberté ; cette couleur était de préférence utilisée par le personnel pénitencier supérieur, les employés du service de la liberté et diverses autorités exerçant la censure.

Bien entendu, on pouvait ensuite combiner ces diverses couleurs et, par exemple, avoir le front blanc-zinc, le nez lie-de-vin, les joues et le menton orange et les yeux bleu acier. Ou comme chez l’écrivain idéal : l’oreille droite gris-brun, l’oreille gauche brun-gris, le nez bleu acier, les joues rouge clair et le menton vert glauque, – Mais l’action a déjà été suffisamment retardée. Et s’il fallait rendre compte, ici, de toutes les sept cent quarante combinaisons possibles, elle le serait davantage encore.)

Mais qui pourrait s’étonner encore du sentiment d’angoisse qui s’empara de moi ?

Ma première conversation télléviphonique, tant attendue, allait être orange !