Arno Schmidt
OLMERS (secouant la tête) :
“Ah oui ; mais ça n’existe pas encore pour les langues modernes – (tu veux dire le tout réuni en un seul volume ; une demi-douzaine de langues courantes en colonnes parallèles ? Faut que tu prennes chaque traduction isolément ; (bien que ça fasse beaucoup de feuilletage)). – Rappelle-moi que je te passe le BERRUYER. – (?) : c’était un jésuite, (mort lors de la guerre de 7 ans) ; qui avait eu l’idée, pas si mal du tout, de publier la Bible sous la forme d’un livre de lecture à l’usage du monde éclairé. En utilisant les techniques du romancier, il développe ou entrecoupe le texte avec des descriptions (scabreuses !) ; il brode sur la trame et les paysages ; certaines fois c’est grivois & incongru, mais le plus souvent instructif & riche en trouvailles : on y voit les patriarches se conduire comme autant de Céladons ; leurs dames font songer à l’Astrée ; Madame Putiphar s’y exprime avec passion et une liberté toute aristocratique ; Judith mi-coquette mi-Calamity Jane, etc. ; les propositions & les digressions qui y figurent sont toujours remarquables ; du genre : Dieu a attendu une éternité avant de créer le monde ; le Mal grandit constamment et cela à la grande honte de Dieu & du Rédempteur ; on pense parfois à Lucien (ou à DIDEROT). De plus, tout est écrit avec une grande élégance : une langue enflammée, fleurie, (en quoi il appartient bien à la ‘littérature’ de son époque !) ; de l’esprit, de la fantaisie, du charme ; une bonne construction logique, ce qui, vu la simplicité chaotique de l’original, n’était pas une mince affaire. Son succés prouva combien une tentative sérieuse dans ce domaine avait jusque là fait défaut : le livre a souvent été réédité ; et traduit : espagnolitalien.” ; (Mais il faut lire
: ‘Histoire du Peuple de Dieu, depuis son origine jusqu’à la naissance du Messie, tirée des seuls livres saints, etc.’ 7 vol. in 4° (ou 10 en in-12°) / il est aussi paru une seconde partie, ‘de la naissance du Messie jusqu’à la fin de la Synagogue’ ; et une troisième, ‘Paraphrase littérale des Épîtres des Apôtres’.)
la première édition de 1728 ; car il a été mis à l’index, cela va de soi ; et contraint à se rétracter, etc. ; si bien que dans les éditions suivantes tous les passages scabreux-galants ont été censurés) : “Je ne m’en cache pas : je suis un ami de ce genre de littérature. – (?) : écoute, soeurette : quelle différence entre ça et une comédie musicale qui met en scène le Christ ? sous les traits d’un va-nu-pieds et d’un contestataire ? ; d’un tribun populaire fainéant et d’un pélerin du Levant ? Quant aux vociférations contre ce truc, nous les laisserons à son Éminence Très-Chrétinne ou à quelque autre idiot de bénitier.”
EUGEN (bref signe de tête) :
“Cela m’arrive quand je trie des fiches ; après quelques heures, quand je regarde par terre, je vois partout des lettres, des mots dont le tracé ressemble curieusement à l’écriture des manuscrits celtes-bas-latins-ancien-haut-allemands, (certainement favorisé par le mélange spécial du matériau et les petites taches rondes). Et c’est sans conteste un phénomène éminemment éphémère : car demain, par exemple, il suffira que durant la matinée je pense à l’armée, pour qu’ensuite au même endroit je voie apparaître rien que des petits chevaux.” (Mais me permettrez-vous de revenir en toute brièveté à notre homme et à ce qui le distingue réellement de presque tous les autres écrivains ? ) : “Il possède la faculté absolument remarquable de personnifier les choses inanimées ; d’anthropomorphisme les objets les plus rétifs… ?”
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Regarder le monde lui a sans doute été difficile dès le départ.
Sur une photo de 1919 on distingue parmi une foule d’enfants pauvres du voisinage le visage grave d’un enfant de cinq ans. Il distinguait tout assez vaguement. Même son père, le sergent supérieur de police Friedrich Otto Schmidt, il ne le voyait “au-delà de 20 m que comme une tâche bleue” – Arno Schmidt était très fortement myope. Né à Hambourg le 18 janvier 1914, il fut élevé avec sa soeur Lucie, de 3 ans son ainée, sa mère et son père dans un logement étroit de 2 pièces, une sorte de barge avec la cuisine comme centre.
Et pendant que cette oeuvre démesurée,
attendue fébrilement par les lecteurs malgré un prix de vente presque prohibitif, les rendait impatients, les compte-rendus, les hommages, les critiques et les contrefaçons apparurent ; pendant que dans l’auberge du petit village de Bargfeld près de Celle, un syndicat des déchiffreurs d’Arno Schmidt (ASDS) se démenait sous la conduite de l’universitaire Jörg Drews pour décoder les nombreux détails et allusions littéraires du livre, à 200 mètres à peine de là, dans sa maisonnette de lotissement, l’auteur s’attaquait depuis longtemps à sa prochaine oeuvre. Le travail était pour lui ce qui était le plus digne d’intérêt.
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Arno Schmidt à Bargfeld
Un grand jour
Pendant longtemps, il avait rigoureusement gardé le silence. Même Ernst Krawehl, son éditeur chez Stahlberg, ne savait rien du contenu et de la structure de l’œuvre. Le 15 mai 1969 enfin, l’écrivain Arno Schmidt lui présenta un grand carton maintenu avec un cordon de rideau. “Zettels Traum” était né, un monstre de 1334 pages grand format, subdivisées en trois colonnes, complété par d’incalculables parenthèses, annotations, dessins de l’auteur, résultat de longues années d’isolement et d’étranges fichiers comprenant 120.000 fiches systématiquement classées – un travail de Titan !