Cahier de citations
Au-delà de la servitude volontaire
Le principe directeur du postanarchisme ? Son impératif catégorique ? Son utopie, autrement dit son idéal de la raison ? Son point vers lequel tout doit tendre ? Sa maxime directrice ? Sa formule ? Cette sublime phrase de La Boétie qui constitue le coeur de la pensée politique du Discours de la servitude volontaire : “Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres.” Car la libération ne vient d’ailleurs que du vouloir de ceux qui la désirent. Elle n’est pas une affaire qui suppose un demain, un Grand Soir mythique, elle ne tombe pas du ciel en cadeau offert par les exploiteurs. Elle ne suppose pas la charité du capitalisme ou la bienveillance des Maîtres. Elle ne surgit pas quand d’hypothètiques conditions historiques se trouvent réunies. Elle n’est pas dépendante de l’action d’une avant-garde éclairée du prolétariat. Elle n’arrive pas par la grâce de l’insurrection d’un sous-prolétariat en haillons enfin révolté. Elle advient parce qu’on refuse de donner au pouvoir ce qu’on lui donne habituellement pour être.
Le génie politique de l’ami de Montaigne (qui écrit ce grand texte de philosophie politique libertaire vers l’âge de 17 ans) est simple : nous vivons dans un état de perpétuelle angoisse car nous ne sommes jamais certains que le Maître sera bon, puisqu’il est en son pouvoir d’être méchant s’il le désire ; nous craignons le pouvoir, bien qu’il doive uniquement son existence au crédit qu’on lui donne : il suffit qu’on cesse de le soutenir, il s’effondrera de lui-même, comme un colosse aux pieds d’argile ; nous sommes une multitude et le pouvoir est un, l’agressivité, la guerre, la violence ou la brutalité ne sont pas utiles là où il suffit de ne plus entretenir ce qui nous opprime et que nous avons créé nous-mêmes ; nous nous infligeons un mal et nous pouvons arrêter cette automutilation ; nous ne voulons pas de la liberté, car rien ne serait plus facile, si nous le souhaitions, que de nous en emparer ; notre silence ou notre passivité nous font complices du pouvoir ; nous sommes nés libres, la liberté est notre bien le plus naturel (il suffit de voir comment se débat un animal pris au piège…), mais la force, puis la ruse, enfin l’habitude créent l’état de fait contre lequel nous ne rechignons plus ; la soumission génère de la veulerie, de la lâcheté, un renoncement au courage, une incapacité à la grandeur, d’où l’intérêt des gouvernants à abêtir leurs sujets ; la servitude s’entretient par la multiplication des divertissements organisés par le pouvoir en place : jadis les jeux, les spectacles, le théâtre, au temps de La Boétie, les festins et les réjouissances, aujourd’hui nos versions contemporaines à ces activités anti-subversives – le sport, les jeux vidéo, la tyrannie informatique, la société de consommation ; la servitude s’entretient également par l’association du pouvoir et du sacré – en ce sens, le système médiatique ajoute une corde contemporaine à cet arc en créant une aura magique par la virtualisation du corps du roi ; la domination se perpétue par ceux qui y trouvent intérêt et se placent aux bons endroits, car ils se trouvent payés en argent ou en symbolique, ils agissent en courroie de transmission de la servitude.
Cette première nouvelle forme appelée « l’album photos » part du constat que
« chaque fois que l’on se souvient de quelque chose […] apparaissent alors en accéléré quelques images très claires (que j’appelle en raccourci : des “photos”), autour desquelles viennent se placer dans la suite du déroulement du “souvenir” des petits fragments explicatifs (des “textes”) : un tel mélange d'”unités photos-textes” est en somme le résultat final de toute tentative consciente de se souvenir. » (Roses & poireau, p. 165) Dans l’image du texte sur la page, ce procédé se traduit par un encadré (la « photo ») placé dans le coin droit de la page et qui inaugure chaque chapitre ou « unité photos-texte ». Cet encadré est composé dans un corps inférieur au texte du « développement » lequel prend toute la largeur de la page. C’est là l’aspect visuel commun aux Émigrants et à Pocahontas. Ces deux récits se différencient toutefois par leurs « courbes de mouvements », un récit comme Les Émigrants où le déplacement se fait « en ligne droite, vers l’avant » nécessitant des prises de vue plus courtes, des phrases plus hâtives que Pocahontas où la courbe de mouvements traduisant la lenteur est comparable à l’hypocycloïde. Schmidt nous donne un tableau où sous les rubriques « courbes de mouvements », « tempo des personnages », « cercle de thèmes », « conséquences pour le rythme, la langue, le contenu » il explore dans le cadre de « l’album photos » les façons les plus appropriées de traiter diverses situations, thèmes et personnages. La technique « photos + développements » s’avère très efficace, car elle joue sur un effet de redondance, et produit une suggestion qui donne au lecteur « l’illusion que c’est lui-même qui se souvient ! ».
Les puissances de la tempête sont silencieuses maintenant, un autre chant a commencé, elles connaissent toutes ce chant et celui qui le chante.
Quand sa voix s’élève, elles sont toujours silencieuses, même celles qui étaient les plus impétueuses sur la terre.
La Mort a commencé sa lente, lente chanson. Elle chante comme un bègue, chaque mot elle le répète ; quand elle a chanté un vers, elle répète le premier et recommence tout encore. Elle chante comme une scie passe. Elle commence très lentement, puis elle s’enfonce profondément dans la chair, crisse plus fort, plus clair et plus haut, alors dans un son elle a fini et se repose. Puis elle revient lentement, lentement et crisse, et plus haut, plus ferme le son et crisse, et elle s’enfonce dans la chair.
Lentement la Mort chante.
« Il est temps pour moi de t’apparaître, car déjà les germes volent par la fenêtre et tu secoues tes draps comme si tu n’allais plus te coucher. Je ne suis pas un simple faucheur, je ne suis pas un simple semeur, je me dois d’être ici, car il m’importe de préserver. Oh oui ! Oh oui ! Oh oui ! »
Oh oui, voilà ce que chante la Mort à la fin de chaque strophe. Et quand elle fait un mouvement vigoureux, elle chante aussi Oh oui, car cela lui donne de la joie. Mais ceux qui l’entendent, ils ferment les yeux, ce n’est pas supportable.
Lentement, lentement la Mort chante, Babylone la méchante l’écoute, les puisssances de la tempête l’écoutent.
« Je suis ici et il me faut prendre note : Celui qui gît ici et livre sa vie et son corps, c’est Franz Biberkopf. Où qu’il soit, il sait où il va et ce qu’il veut. »
Une autre fille dans la même maison, bâtiment sur cour, dans la cuisine;
sa mère est sortie faire des courses, la fille écrit en secret son journal intime, elle a 26 ans, pas d’emploi. A la dernière entrée, celle du 10 juillet : Depuis hier après-midi je vais mieux de nouveau; mais les bons jours se font toujours si rares désormais. Je ne peux m’ouvrir à personne comme je le souhaiterais. C’est pourquoi j’ai décidé désormais de tout consigner ici. Quand j’ai mes crises, je ne suis plus bonne à rien, les petites choses les plus insignifiantes me causent les plus grandes difficultés. Tout ce que je vois alors suscite en moi de nouvelles pensées, et je n’arrive pas à m’en défaire, puis je suis aussi très nerveuse et il faut alors que je me fasse violence pour accomplir la moindre chose. Je suis en proie à une grande agitation intérieure, et en même temps je ne mène rien à terme. Par exemple : tôt le matin, quand je me réveille, je préférerais ne pas me lever du tout; mais je m’y contrains néanmoins et je me donne du courage. S’habiller se fait alors au prix d’un grand effort et dure très longtemps, parce qu’une fois encore tant et tant de représentations me tournent dans la tête. Je suis toujours tourmentée d’avoir provoqué ainsi des dégâts. Souvent, quand je mets un morceau de charbon dans le poêle et qu’une étincelle jaillit, je m’en effarouche et il faut d’abord que je vérifie partout sur moi si rien n’est embrasé et si, par hasard, je n’ai pas abîmé quelque chose et provoqué un feu par inadvertance. Et cela continue ainsi toute la journée; tout ce que je dois faire me paraît très dur, et quand malgré tout je me contrains à le faire, cela dure toujours, en dépit de tout le mal que je me donne pour le faire vite, très longtemps. Et la journée passe ainsi sans que j’aie rien fait, parce qu’à chaque geste je suis accaparée très longtemps par mes pensées. Et quand en dépit de tous mes efforts je ne m’en sors pas dans l’existence, alors je désespère et je pleure beaucoup. Mes crises ont toujours été de cette nature, et elles sont apparues pour la première fois dans ma 12e année. Mes parents ont toujours tenu tout cela pour de la simulation. A l’âge de 24 ans j’ai tenté de mettre fin à mes jours, en raison de ces crises, mais l’on m’a sauvée. A l’époque je n’avais pas encore eu de relations sexuelles et je mettais en elles tout mon espoir, en vain hélas. Je n’ai eu qu’assez peu de relations et ces derniers temps je ne veux même plus en entendre parler, parce que je me sens aussi très faible physiquement.
14 août. Depuis une semaine je vais de nouveau très mal. Je ne sais pas ce que je vais devenir si cela continue ainsi. Je crois bien que, si je n’avais personne au monde, j’ouvrirais le gaz sans hésiter, mais je ne peux tout de même pas faire cela à ma mère. Je souhaite néanmoins beaucoup contracter une maladie grave, dont je pourrais mourir. J’ai couché sur le papier les choses telles qu’elles sont réellement en moi.
La logique opérante dans un jury de la ville de Baltimore est aussi fantasque que les plus grands mystères de notre univers.
Celui-ci est innocent parce qu’il avait l’air tellement poli et qu’il parlait si bien à la barre, celui-là parce qu’il n’y avait pas d’empreintes digitales sur l’arme pour corroborer le témoignage de quatre témoins. Et celui-là, là, dit la vérité lorsqu’il affirme avoir avoué parce qu’on l’a battu ; c’est une certitude, bien entendu, car pourquoi donc quelqu’un irait-il volontairement avouer un crime qi on ne l’a pas battu ?
Lors d’une décision particulièrement remarquable, un jury de Baltimore a un jour décrété qu’un prévenu était innocent des charges de meurtre qui pesaient sur lui, mais coupable de coups et blessures avec intention de donner la mort. Ils croyaient le témoin oculaire, qui avait vu l’accusé poignarder la victime dans le dos dans une rue bien éclairée, puis se sauver en courant. Mais ils croyaient également le médecin légiste qui expliqua que, de toutes les blessures de la victime, c’est un coup à la poitrine qui avait fini par la tuer. Les jurés firent le raisonnement qu’ils ne pouvaient être absolument certains que l’accusé avait donné plus d’un coup à la victime. Sans doute, un autre agresseur furieux aurait pu passer par hasard, ramasser le couteau et finir le boulot.
Les jurés n’aiment pas débattre. Ils n’aiment pas réfléchir. Ils n’aiment pas rester assis des heures de suite, à éplucher les preuves, les témoignages et les plaidoiries. Et du point de vue d’un inspecteur de la Criminelle, un jury criminel résiste à son obligation de juger un autre être humain. C’est une activité hideuse et pénible, après tout, que de donner à des gens l’étiquette de meurtrier ou de criminel. Ce que veulent les jurés, c’est rentrer chez eux, s’évader, dormir pour oublier. Notre système judiciaire prohibe le verdict de culpabilité lorsqu’il existe un doute raisonnable sur les faits, mais, en réalité, les jurés ont envie de douter et, dans le stress de la salle de délibération, n’importe quel doute devient une justification raisonnable pour prononcer un acquittement.
Le doute raisonnable est le maillon faible de l’enchaînement d’arguments de tout procureur, et, dans les affaires complexes, les doutes se multiplient. Par conséquent, la plupart des procureurs aguerris du parquet préfèrent les homicides bien carrés, avec un ou deux témoins : c’est un argument plus facile à présenter, et c’est un argument plus facile à accepter pour le jury. Les jurés croient ou non votre témoin mais, quoi qu’il en soit, vous ne leur avez pas demandé de réfléchir trop ni de se concentrer très longtemps. Mais sur les dossiers les plus élaborés – ceux qu’un inspecteur a édifiés sur des semaines, voire des mois, ceux qui présentent une montagne de preuves à l’évidence moins aveuglante, ceux qui nécessitent que le procureur reconstruise le déroulé pièce par pièce comme un puzzle – c’est sur ce genre d’affaires qu’un jury criminel peut faire de terribles dégâts.
Car, à Baltimore du moins, le juré moyen n’a pas envie de se fatiguer à considérer les incohérences de la déposition d’un accusé, la maillage complexe de témoignages qui détruit systématiquement un alibi, ou les contradictions entre le témoignage du médecin légiste et les affirmations de l’accusé, qui prétend avoir tué en état de légitime défense. C’est trop compliqué, trop abstrait. Le juré moyen veut que trois citoyens bien sous tous rapports affirment qu’ils ont vu le crime de leurs yeux et que deux autres leur exposent le mobile du tueur. Ajoutez à cela une arme du crime retrouvée, quelques empreintes digitales et une identification ADN et là, nom de Dieu, votre jury sera prêt à infliger une punition.
Pour un inspecteur, ce sont les dossiers fondés sur un réseau de présomptions et de preuves indirectes qui représentent le meilleur travail de police, et, pour cette raison, la règle 9B (Meilleur est le dossier, moins bon est le jury) a une signification profonde. En théorie, les drames familiaux et autres cas de flagrant délit se tiennent tous seuls au tribunal. Mais les meilleures affaires – celles dont les flics sont fiers – semblent toujours hériter des pires jurys.
Comme dans tous les autres aspects de la machine judiciaire, les questions raciales imprègnent le système des jurys à Baltimore. Etant donné que la vaste majorité des cas de violence urbaine se constitue de crimes perpétrés par des Noirs contre des Noirs, et étant donné que le réservoir de jurés possibles est noir à hauteur de 60 à 70%, les procureurs de Baltimore amènent presque toutes les affaires devant la cour avec la certitude que le crime sera considéré à travers le prisme de la suspicion historique qu’entretient la communauté noire à l’égard d’un service de police et d’un système pénal sous domination blanche. Par conséquent, dans de nombreuses affaires, ils estiment nécessaire de faire témoigner un policier noir pour faire contrepoids au jeune prévenu qui, suivant les conseils de son avocat, s’est mis sur son trente et un et entre et sort de la salle d’audience avec la bible familiale sous le bras. Que les victimes soient noires compte moins ; après tout, elles ne sont pas là pour donner un si bon exemple devant les jurés.
Procureurs et avocats – noirs comme blancs – reconnaissent sans difficulté l’effet de la race sur le système judiciaire, même si la question est rarement soulevée de façon directe au tribunal. Les meilleurs avocats, quelle que soit la couleur de leur peau, refusent de se servir des distinctions raciales pour manipuler les jurés ; les autres peuvent le faire par des suggestions les plus indirectes. La question raciale est une présence tacite qui accompagne presque tous les jurys dans les salles de délibération. Un jour, lors d’un rare cas flagrant, une avocate noire a désigné son propre avant-bras tout en délivrant sa plaidoirie finale à un jury 100% noir : “Frères et soeurs, a-t-elle dit, provoquant la rage de deux inspecteurs blancs dans la rangée du fond, je crois que nous savons tous ce qui se joue réellement dans cette affaire.”
Cependant, il serait faux de suggérer que les jurys de Baltimore sont devenus plus cléments simplement parce que la proportion de Noirs y a augmenté. Le soupçon à l’égard du système judiciaire au sein de la communauté noire est un phénomène réel, mais des anciens du parquet pourront confirmer que certains des meilleurs jurys qu’ils ont rencontrés étaient 100% noirs, tandis que certains à majorité blanche. Plus que la couleur de la peau, ce qui a paralysé le système des jurys populaires à Baltimore, c’est un facteur qui transcende toutes barrières raciales : la télévision.
Prenez douze habitants de Baltimore au hasard – des quartiers noirs d’Ashburton et Cherry Hill, des secteurs 100% blancs comme Highlandtown ou Hamilton – , il y a de fortes chances pour que vous tombiez sur quelques citoyens intelligents, doués de discernement. Quelques-uns auront été jusqu’au bac, un ou deux auront peut-être même fait des études. La plupart seront des ouvriers ou des employés, seuls quelques-uns exerceront des professions libérales. Baltimore est une ville de cols-bleus, une portion de la région industrielle des Etats-Unis qui ne s’est jamais remise lorsque les industries de l’acier et du transport par bateau ont commencé leur plongeon. Sa population est sous-employée, et elle demeure l’une des villes d’Amérique au niveau d’éducation le plus bas. La fuite du contribuable n’a pas cessé depuis plus de vingt ans, et la grande majorité des classes moyennes et supérieures de Baltimore, noires et blanches, réside à présent hors de la ville proprement dite. Ce sont elles qui vont, par essence, étoffer les jurys des tribunaux du comté.
Par conséquent, la plupart des citadins qui rentrent dans une salle de délibération n’ont pour toute connaissance sur les raffinements du crime et du châtiment que ce qu’on peut glaner sur un écran de 19 pouces. Plus que toute autre chose, c’est le tube cathodique – pas le procureur, pas l’avocat de la défense, certainement pas les preuves – qui donne au juré de Baltimore son état d’esprit. Or la télévision remplit les jurys criminels d’attentes ridicules. Les jurés veulent voir le meurtre – le voir déroulé sous leurs yeux en vidéocassette, au ralenti – ou, au grand minimum, voir le coupable tomber à genoux à la barre en implorant pitié. Qu’importe si les empreintes ne sont retrouvées que dans moins de 10% des affaires criminelles, le juré moyen veut des empreintes sur le revolver, des empreintes sur le couteau, des empreintes sur toutes les poignées de porte, sur les fenêtres et sur les clefs de la maison. Qu’importe s’il est rare que la police scientifique trouve des preuves déterminantes, le juré veut voir des cheveux, des fibres, des empreintes de pas et toutes les bribes de science qu’il a glanées lors de redifs d’Hawaï Police d’Etat. Et lorsqu’un dossier déborde de témoins et de preuves matérielles, alors les jurés exigent un mobile, une raison, une signification à un meurtre qui a été prouvé par ailleurs. Et dans les rares occasions où les jurés sont convaincus que c’est bien le bon client qui a été arrêté pour le meurtre en question, ils veulent être convaincus que l’accusé est vraiment un être malfaisant et que ça ne fait pas d’eux de vilains personnages de lui faire cette chose terrible.
Dans la vraie vie, fournir la certitude absolue de la culpabilité d’un accusé comme on le voit partout à la télévision est impossible. il n’est pas non plus facile de débarrasser un juré de telles attentes, même si les anciens du parquet ne manquent pas d’essayer. A Baltimore, les représentants du ministère public appellent régulièrement des experts en empreintes digitales à la barre pour témoigner dans des affaires où aucune preuve de ce type n’existe :
Voulez-vous bien expliquer au jury à quelle fréquence on retrouve des empreintes sur une scène de crime, et à quelle fréquence on n’en retrouve pas. Expliquer comment cela se fait que de nombreuses personnes, en fonction de la biochimie de leur corps au moment de l’incident, ne laissent pas d’empreintes détectables. Expliquer comment les empreintes peuvent être effacées ou souillées. Expliquer comment les conditions atmosphériques affectent les empreintes digitales. Expliquer à quel point il est rare de trouver des empreintes sur le manche d’un couteau ou la crosse d’un revolver;
De même, lorsque les inspecteurs montent à la barre, c’est pour mener une bataille perdue d’avance contre les six derniers épisodes de La Loi de Los Angeles et autres programmes télévisés dans lesquels des avocats – des avocats plus beaux que ceux que nous avons au tribunal aujourd’hui, attention – paradent systématiquement devant le jury avec des revolvers et des couteaux mis sous scellés avec l’étiquette “pièce à conviction 1A”.
Un bon avocat de la défense peut faire monter la sauce pendant dix bonnes minutes en fixant d’un regard furieux un inspecteur qui essaie d’expliquer que les armes ont la sale habitude de quitter la scène de crime avant l’arrivée de la police. Vous voulez dire que vous n’avez jamais retrouvé l’arme du crime ? Le jury est censé condamner mon client sans l’arme du crime ? Comment ça, elle pourrait être n’importe où ? Est-ce que vous essayez de nous dire que, après avoir commis un meurtre, le prévenu se serait en fait enfui ? En emportant le revolver ? Et qu’il l’aurait caché ? Ou qu’il l’aurait jeté du pont de Curtis Bay ?
Dans Columbo, le revolver se trouve toujours dans l’armoire à liqueurs, derrière le vermouth. Mais vous n’avez pas regardé derrière le vermouth du prévenu, n’est-ce pas inspecteur ? Non, vous n’avez pas l’arme du crime. Votre Honneur, je propose que nous ôtions les fers à ce pauvre enfant innocent et que nous le renvoyions à sa famille aimante.
Aux yeux des procureurs et des inspecteurs de Baltimore, du moins, la télévision a complètement pulvérisé l’idée du jury pensant, elle l’a étranglée à coups d’intrigues dans lesquelles toute ambiguïté est évacuée et toute question trouve réponse. Par conséquent, les individus chargés de punir l’acte de meurtre à Baltimore ne croient plus dans les clichés à la Norman Rockwell de douze hommes en colère, en bras de chemise, qui débattent fiévreusement sur les preuves essentielles dans une chaleur suffocante. Dans la vraie vie, il s’agit plutôt de douze abrutis qui se disent que l’accusé a l’air d’un jeune homme gentil et tranquille, puis se moquent du choix de cravate du proc. Les avocats de la défense ont vite fait de leur rétorquer qu’ils parlent ainsi par dépit mais, en vérité, le manque de confiance des procureurs et des inspecteurs à l’égard du système des jurys va plus loin que ça. Il ne s’agit pas de dire qu’on devrait donner raison au ministère public dans toutes les affaires de meurtre : le système ne fonctionne pas ainsi. Mais est-ce que quiconque croit vraiment que 45% des accusés de meurtre amenés devant un tribunal – dernière étape d’un long et sévère processus d’écrémage – sont en fait innocents ?
Par conséquent, les jurés citadins sont devenus une sorte de repoussoir pour les procureurs, qui sont prêts à accepter que le prévenu plaide coupable de charges bien moins graves ou à tolérer des non-lieux plutôt que de gaspiller le temps et l’argent de la ville sur des affaires impliquant des accusés qui sont clairement coupables, mais qui ont été inculpés sur la base de preuves qui ne sont pas irréfutables. Naturellement, un avocat de la défense ou un représentant de l’assistance judiciaire compétent comprend que, dans la plupart des affaires, un procès devant un jury, c’est la dernière chose que désire le procureur, et il utilise ce moyen de pression pour conclure un arrangement favorable à son client.
LES AMOURS II
Dans le métro je lève la tête du livre et
oh… il tient des fleurs pas pour moi
et une boîte à gâteaux
pas pour moi… une fois de plus où un visage est un dangereux
débarquement d’espérance
par ex. nous ne sommes pas déserts de demains… la preuve tu es
là… débutant à la lisière
des actes humains et ta peur de revenir
sans sourires… ça va aller… sinon je pourrais
à la place t’entourer d’affection… inventer
des canapés de lumière
les installer bien soigneux dans le fond
d’accueil de mes chambres intérieures où je prie allongé contre
la tendresse du dasein ou tout autre impression de tiédeur
Enfin, afin d’être sûr que ce que l’on a à dire soit bien entendu,
la quasi totalité des groupes useront de ce que Jon Savage désigne sous le nom de tactique de choc. Concept assez vague en soi, mais dont l’intitulé est tout de même assez parlant pour imaginer de quoi il retourne exactement. L’idée de choquer un public potentiel, de le faire sortir de son statut de spectateur passif en le prenant à parti agressivement, en le violentant, en testant les limites de sa tolérance, n’aura bien sûr pas été l’apanage du seul mouvement industriel. Les exemples abondent dans l’histoire de l’art du XXe siècle qui auront usé de telles méthodes, devenues au fil du temps une sorte de procédé, de parcours obligé, perdant du coup toute efficacité et parfois même toute signification (le scandale envisagé comme une fin en soi), au point que même la publicité considère aujourd’hui qu’il s’agit là d’un moyen comme un autre de parvenir à ses fins. La tactique de choc employée par les groupes industriels, en dehors même des formes qu’elle a pu revêtir, a eu ceci de singulier de n’avoir été envisagée comme une technique de vente. Elle fait partie intégrante du message lui-même, message qui justement ne sera jamais clairement explicité (sauf dans le cas de Test Dept par exemple) puisque la fonction première de la tactique de choc est d’amener le public à s’interroger, d’ailleurs pas tant sur la nature et le sens de ce qu’on lui soumet que sur lui-même, sur son propre rapport et ses propres réactions (d’accréditation ou de rejet, peu importe au fond) en face d’une réalité brutalement révélée, une réalité présentée comme immédiatement insupportable. Les jeux sur les interdits (sociaux, politiques, sexuels, etc), la provocation gratuite ou pas, la violence dirigée contre le public, l’utilisation de visuels de sinistre mémoire, associés à la dureté de la musique même, n’ont pas d’autre finalité dans la logique industrielle que d’amener le public à faire un retour sur lui-même, à briser la carapace que chacun se forge pour conserver son intégrité émotionnelle (comme on parle d’intégrité physique), le forçant à se poser des questions sur son rapport au monde et à la sinistre réalité de ce dernier. D’où l’abondance dans l’iconographie des groupes (images projetées en concert ou pochettes des disques eux-mêmes) d’éléments morbides, malsains, répugnants, d’ailleurs souvent tirés d’archives historiques, policières ou médicales, également de publications à caractère pornographique ‘avec pour celles-ci une prédilection pour le sadomasochisme), donnant à voir un monde où tout n’est que mort en masse, torture, folie et souffrance. Autant d’éléments qui créeront progressivement tout un folklore industriel, une esthétique du pire, aussi bien une attitude propre au genre, qui trouveront d’ailleurs des répercussions dans d’autres modes d’expression que la seule musique (d’où le titre de Industrial Culture Handbook, qui soulignait cette dimension-là). Mais la tactique de choc est d’ailleurs beaucoup plus intéressante à analyser du point de vue de son caractère stratégique plutôt que celui de la nature des matériaux utilisés pour produire le choc en question.
Un quatrième point indiqué par Savage consiste en un usage quasi systématique d’éléments extra musicaux.
En effet, l’aspect visuel, particulièrement lors des performances live, est tout aussi important que la musique elle-même, et nombre de formations joindront l’image au son via des projections diffusées en fond de scène, cette démarche allant dans le même sens que l’accès à l’information évoqué plus haut. Souvent très violents, parfois assez insoutenables (comme chez SPK notamment), ces montages vidéo contribueront grandement, en plus du volume sonore généralement assourdissants des concerts, au parfum de scandale entourant certains groupes. Car le caractère souvent malsain, très dérangeant en tout cas, de ces images est accentué souvent par leur piètre qualité, qui leur confère un côté amateur finalement plus efficace, plus actif sur le spectateur qu’un travail professionnel. A ces images viennent également s’ajouter d’autres éléments extra musicaux, littéraires notamment. La mouvance industrielle sera très friande de manifestes, de tracts et de textes théoriques, insérés souvent dans les disques eux-mêmes. En réaction à l’esprit de dilettantisme, de “non-sérieux” propre au rock en général, la grande majorité des groupes feront preuve d’un grand souci de théorisation de leur démarche, et useront d’une terminologie plus ou moins heureuse (parfois simple aménagement de notions philosophiques plus anciennes, mais aussi pour certains véritable construction intellectuelle personnelle) pour faire connaître au public leur vision du monde et les moyens envisagés pour le renverser. Il faut remarquer également que beaucoup de groupes, en plus des images diffusées et des discours théoriques, apporteront un soin tout particulier à la mise en scène lors de leurs apparitions sur scène, utilisant des dispositifs d’éclairage souvent impressionnants et ou orientant leurs prestations dans le sens de la performance plutôt que du concert au sens strict, voire du véritable spectacle théâtral à grande échelle (comme chez Test Dept particulièrement), nécessitant une infrastructure lourde et la présence de figurants-musiciens.