Cahier de citations
“Le genre humain a été doté par la nature de tout ce qui est nécessaire pour percevoir,
observer, comparer et distinguer les choses. Pour ces opérations, s’offrent à lui non seulement le présent immédiat et la possibilité d’utiliser ses propres expériences, mais sont aussi à sa disposition les expériences des époques antérieures et les observations d’hommes sagaces et subtils, qui, du moins très souvent, ont vu juste. Grâce à ces expériences et observations, il est entendu depuis longtemps qu’il existe des lois naturelles selon lesquelles l’homme – quelles que soient la société dans laquelle il vit et la constitution qui régit cette société – doit vivre et agir pour être heureux au sein de son espèce. Grâce à elles, tout ce qui est utile ou nuisible pour l’ensemble de l’espèce à toutes les époques et dans toutes les circonstances est irréfutablement établi ; les règles dont l’application nous met à l’abri des erreurs et des sophismes sont connues ; nous pouvons savoir avec une rassurante certitude ce qui est beau ou laid, juste ou injuste, bon ou mauvais, pourquoi il en est ainsi et jusqu’à quel point il en est ainsi ; on ne peut concevoir aucune espèce de sottise, de vice et de malice dont l’ineptie ou le caractère néfaste n’aient été démontrés depuis longtemps aussi rigoureusement qu’un théorème d’Euclide : Et pourtant ! Nonobstant cela, les hommes tournent depuis des milliers d’années dans le même cercle de sottises, d’erreurs et d’abus, ni leurs propres expériences ni celles des autres ne les ont rendus plus sensés ; et dans le meilleur des cas un individu peut devenir plus spirituel, plus sagace, plus savant, mais jamais plus sage.
“C’est que les hommes pérorent d’ordinaire sans tenir compte des lois de la raison. Au contraire : communément et congénitalement ils raisonnent de la façon suivante : conclure du particulier au général, déduire des faits perçus de façon fugace ou partielle des conclusions erronées, et confondre à tout instant les mots avec les concepts et les concepts avec les choses. Dans les occurrences les plus importantes de la vie, la plupart d’entre eux – 999 sur 1000, selon l’estimation la plus équitable – font reposer leur jugement sur les premières impressions de leurs sens, leurs préjugés, passions, lubies, caprices, humeurs, combinaisons fortuites de mots et de représentations dans leur cerveau, apparentes ressemblances et suggestions secrètes de l’amour-propre, qui font qu’ils prennent à chaque instant leur bidet pour un cheval, et le cheval d’autrui pour un bidet. Parmi lesdits 999, il y en a au moins 900 qui pour ce faire n’utilisent même pas leurs propres organes, préférant au contraire, par une fainéantise incompréhensible, voir faussement avec les yeux d’autrui, au lieu d’accomplir cela au moins de leur propre chef. Sans même parler de la part considérable de ces 900 qui a pris l’habitude de discourir de mille choses importantes en se donnant de grands airs, sans savoir le moins du monde ce qu’ils disent ni se préoccuper un seul instant si ce qu’ils disent tient debout ou non.”
“Une machine, un simple outil, qui est forcé de se laisser utiliser ou maltraiter par des mains étrangères ; une botte de paille qui à la moindre étincelle est exposée à tout moment à prendre feu ; une plume qui se trouve ballottée dans les airs par le moindre souffle – n’ont jamais passé depuis que le monde existe pour des images symbolisant l’activité d’un être raisonnable : en revanche on s’en est servi depuis toujours pour exprimer la façon dont les hommes, particulièrement lorsqu’ils sont agglutinés en grandes masses, ont coutume de se déplacer et d’agir. On sait déjà que l’envie et le dégoût, la crainte et l’espérance – mus par la sensualité et la présomption – sont les roues motrices de tout acte quotidien qui ne relève pas de la seule routine des instincts ; mais il y a pire : dans les cas les plus sensibles – précisément quant il y va du bonheur ou du malheur de la vie entière, du bien-être ou de la misère de peuples entiers : et le plus souvent de l’intérêt supérieur de l’ensemble du genre humain – ce sont des passions ou préjugés étrangers, c’est la pression ou la poussée d’un petit nombre de mains, la langue bien affilée d’un seul bavard, l’ardeur féroce d’un seul exalté, le zèle simulé d’un seul faux prophète, l’appel d’un seul téméraire ayant pris les devants – qui met en branle des milliers et centaines de milliers, un mouvement dont ils ne voient ni s’il est justifié ni quelles en seront les conséquences : de quel droit une espèce composée de créatures aussi déraisonnables peut-elle…” (d’abord reprendre haleine).
Donc : “Les faiseurs de grimaces, les charlatans, les saltimbanques, les joueurs de passe-passe, les entremetteurs, les écorcheurs et les spadassins se disséminèrent de par le monde ; – les moutons tendirent leurs sottes têtes et se laissèrent tondre ; – alors les sots dansèrent des cabrioles et firent des culbutes. Et les sages, lorsqu’ils le pouvaient, s’en allèrent et se firent ermites : l’histoire du monde in nuce, ad usum Delphini.”
Essai avec une photo
(suis curieux de voir si les films sont encore bons ; n’en ai jamais développé non plus ; mais ça procure des émotions et fait passer le temps). Je me suis donc mis à photographier : des taches solaires ; une clairière grande comme un placard ; des barbelés rouillés (à la gare, où il y a toute la ferraille) ; des ruines de champignons rongés par les larves ; une branche dans la forêt, ô forme éternellement évanescente ; une fois en plein dans la nuée allemande derrière un petit sapin aux doigts en éventail. Moi aussi naturellement (avec déclencheur automatique) : sur les marches devant la maison, pensivement plongé dans un in-folio (mais – comme toujours – j’y faisais une grimace si idiote que j’eus un haut-le-coeur à la seule vue du négatif).
Il a raison !
Les gouvernements ne sont jamais tellement meilleurs ou pires que le peuple qui leur obéit. – Et ça ne durera pas longtemps qu’ils viendront recruter ici des mercenaires par millions ; et les trouveront.
Wanzen-Hoffmann : enchanté : Schmidt. “Dans le temps (33-45 sic !) tout marchait mieux !” “Tout ?!” ironisai-je (je pensais aux Kz, défilés, villes bombardées, etc, etc,) “Tout !!” répondit-il tranchant (avait sans doute occupé un bon poste dans l’industrie des munitions sous Hitler. Va, laisse tomber ; il est trop con. – Plus tard, j’appris qu’il avait effectivement concocté des bombes à l’Eibia, Krumau ; je le projetai à son tour sur les arbres de Callot).
Les abrutis ! : la liberté relevait la tête, et eux se trituraient les mains, terrorisés comme devant un revenant ! (c.-à-d. moi aussi, j’étais encore obligé de prendre un élan ; mais à chaque fois j’arrivais à me remémorer, très vite, mon adolescence heureuse où personne ne vous obligeait à vous mettre au garde-à-vous, où la n’existait pas : ô gué ! Comme j’ai couru dans les scintillations nocturnes, foncé à vélo sur la grand-route du Hohwald, bu goulûment de cette bière brune et forte, yeux dilatés, cheveux déferlants. Ces images revenaient encore dans mes rêves, that on their restless front bore stars, sur mon front sans repos. Oh, j’étais prêt à toute rébellion contre tant de choses honorées ! Moi !)
“Ils attaquent l’Eibia !!!”
le père Evers glapissait et tremblait comme une vieille loque noire. A tâtons, j’empoignai Käthe par où je pus et déjà nous galopions, côte à côte, à la poursuite du vent, dans la sinistre direction, . Nos semelles claquaient et nous franchissions les clôtures d’un seul bond, comme à la course d’obstacles. Deux corneilles passèrent au-dessus de nos têtes avec un bruit de ferraille rouillée. L’une d’elles se retourna pour m’insulter : Mac-roh. Mac-roh !
Un nouvel ébranlement sourd, suivi de chocs répétés, et, au loin, les maisons, de toutes leurs vitres brisées, éclatèrent d’un rire aigu et démentiel. La nuit applaudissait à tout rompre, frappant allègrement ses poings bourrés d’explosifs. D’innombrables détonations couraient à l’horizon (ce jour-là, les éclairs zébraient le ciel de bas en haut ; chacun tonnait comme un petit Jupiter, avant de disparaître dans un nuage épouvanté !).
La longue route était agitée de tremblements nerveux. Un arbre pointait vers nous un doigt monstrueux : il se mit à tanguer et referma derrière nous la cage de ses branches. Nous progressions à grand-peine sur cette terre quadrillée de rouge, à travers des ruines tapissées d’une doublure de flammes. Nous mastiquions laborieusement la gelée fuligineuse de l’air, repoussions de nos paumes tendues l’assaut des lumières tumultueuses, et nos pieds, presque confondus, frappaient en cadence le sol, dans nos souliers mal lacés. Des balafres lumineuses lacéraient nos visages, devenus méconnaissables. Le tonnerre exprimait le suc de tous nos pores et de toutes nos glandes, emplissait nos bouches ouvertes d’interminables avalanches de bâillons : puis, les larmes brutales se remirent à nous hacher menu.
Tous les arbres déguisés en flammes (près de la dune) : la façade d’une maison se met en marche, mal assurée, une écume rouge au coin de la gueule. Ses fenêtres : des yeux qui flamboient. Des sphères ferrugineuses, hautes comme des maisons, roulaient leur tonnerre autour de nous : noirâtres, de celles dont le bruit à lui seul est mortel ! Je me jette sur Käthe, l’enserre dans mes bras crispés, la serre à lui faire mal, ma grande Louve. La nuit se fend en deux et nous nous écroulons sur le sol, morts, foudroyés (mais nous nous sommes redressés, pleins de défi, pour errer à nouveau, pantelants et perdus, entre les cratères).
Deux rails s’étaient détachés et volaient dans l’air, croisés en pinces de homard ; leur tenaille décrivit un cercle en vrombissant affectueusement au-dessus de nos têtes (et nous courions, courbés sous la lente menace de ce fouet d’acier). D’en bas, des chocs insistants venaient nous ébranler les os. La bouche d’une conduite souterraine surgit et éructa, désinvolte, des flots d’acide.
Toutes les filles portaient des bas rouges et de grands seaux pleins à ras bord de vermillon. Un haut silo à poudre se scalpa lui-même : sa cervelle se répandit en efflorescences bourgeonnantes. En bas, il fit hara-kiri et balança à plusieurs reprises son corps monumental au-dessus de la sanglante déchirure, avant que son corps monumental ne s’abatte. Des mains livides s’agitaient un peu partout au hasard. Beaucoup avaient dix doigts gourds et sans phalanges, plus un onzième fait de nodosités et de bosses rougies (et, sous nos pieds, le martèlement fou du grand quadrille des galoches). Vrais loups-garous, de rampaient aux alentours. Des pompiers se démenaient prestement. Des centaines de bras jaillissaient des cicatrices béantes de l’herbe pour distribuer des tracts de pierre : on y lisait, en caractères gigantesques, ce seul mot : MORT.
Des vautours de béton aux serres de fer incandescent passaient en vols compacts au-dessus de nos têtes en poussant des cris discordants (jusqu’au moment où, près des cités ouvrières, ils découvrirent une victime et fondirent sur elle). Une cathédrale d’un jaune frémissant hurlait dans la nuit aux franges violettes : c’est ainsi que la grosse tour sauta ! Des gerbes de boules lumineuses d’un rouge impudique se balançaient au-dessus de Bommelsen. Nous avions des visages bicolores : la moitié droite d’un beau vert, la gauche d’un brun nébuleux. Le sol dansait et se dérobait sous nos pas. Nous lancions nos jambes en cadence. Une corde de lumière décrivait d’affolants loopings dans le ciel : à droite, bonbon translucide, à gauche, d’un violet vertigineux.
Le ciel se découpait en dents de scie. La terre était un étang rouge et agité.
Et des hommes-poissons noirs, qui se contorsionnaient : Poussant des cris stridents, une fille, torse nu, s’avançait vers nous en sautillant ; la peau pendait autour de ses seins mutilés, comme un jabot de dentelle. Ses bras désarticulés flottaient derrière elle comme deux bandes de lin blanc. Les serpillières rouges du ciel épongeaient le sang avec un bruit flasque. Un long camion à plateau chargé d’hommes bouillis et rôtis passa, silencieux, sur ses roues de caoutchouc. Sans répit, les gigantesques mains de l’air nous saisissaient, nous soulevaient et nous plaquaient au sol. D’autres, invisibles, nous cognaient l’un contre l’autre, à nous faire frissonner de sueur et d’épuisement (ma belle grande fille puante de sueur : viens, partons !)
Une soute à essence se libéra d’une secousse, se recroquevilla comme un grain de mica sur une main brûlante et fondit instantanément en un magma informe (qui se mit à répandre des torrents de feu. Sidéré, un agent essaya de barrer le chemin à l’un d’eux et se volatilisa en service commandé). une grosse nébuleuse se dressa contre les entrepôts, gonfla son ventre replet et sa tête à claques émit un rot bruyant avant de partir d’un rire de gorge : Qu’est-ce que vous en dites ! Ensuite, écumante de rage, elle se mit à se nouer bras et jambes en un écheveau inextricable. Enfin, elle se tourna vers nous, stéatopyge et lâcha en guise de pets des gerbes de tubes d’acier incandescent, avec un savoir-faire consommé. Autour de nous, les buissons en grésillaient.
Un cadavre embrasé vint finir de se consumer à mes pieds : à genoux, comme pour une dernière sérénade, une déclaration enflammée, au milieu des tourbillons de fumée ; un de ses bras brûlaient encore et les chairs graillonnaient doucement. Tombé du ciel “du plus haut des cieux”, comme une apparition de la Vierge. (Décidément, le monde en était plein à craquer. Chaque fois qu’un toit se soulevait comme un couvercle, il en jaillissait de toutes les corniches éclatées, de ces plongeurs casqués ou les cheveux au vent, qui planaient un instant puis, en bas, crevaient comme des cornets de papier. Ecrasés par la main d’un dieu retombé en enfance !)
Une actinie de feu, gélatine de rubis, se mit à palpiter dans un sous-bois à la Döblin, oscillant gracieusement, avec des centaines de bras adventices (au bout de chacun d’eux ondoyait une ventouse venimeuse). Elle plongea comme à regret dans les profondeurs de la mer nocturne et n’eut plus que quelques éclats spasmodiques. Un bunker de trois étages se mit à tanguer ; il eut un grognement endormi et agita les omoplates ; puis il se débarrassa en un hoquet de son toit et de ses murs et son aurore verticale nous fit en un clin d’oeil des vêtements de taffetas rouge feu et des visages de roses empourprées, (jusqu’au moment où une explosion sourde retira le sol sous nos pieds comme une toiles sauvetage brusquement tirée : Une voiture de pompiers tomba du ciel en décrivant une longue spirale et fit plusieurs tonneaux avant d’aller expirer dans les gravats en dodelinant du capot. Les cadavres étaient tassés les uns contre les autres, dans des poses criantes de vérité).
(Pendant un moment, de larges et silencieux flocons de feu tombèrent autour de nous, come di neve in Alpe senza vento : du revers de la main, et à grands coups de casquette, je les éloignais de ma déesse Käthe. Je sautillais autour d’elle en l’implorant. Elle en ôta un de mes cheveux gris qui commençaient déjà à sentir le roussi, puis se remit à suivre des yeux les trajectoires invisibles des ombres sifflantes.)
Un géant apparut dans le ciel, hiératique : dans chaque main il brandissait un haut fourneau. Il ne cessait de prophétiser la mort, la mort et toujours la mort : impressionné, je portai la main devant mes yeux et je vis alors mes os sombres à travers la chair rouge et translucide. Un immense compas aux branches de feu dansait le charleston sur les murs qui s’émiettaient en cadence. La route en blêmissait et se liquéfiait à mesure. On vit passer sur des civières beaucoup de caisses noires graisseuses : les ouvriers de l’équipe de nuit, nous expliqua le chef de convoi, puis, la langue pâteuse, il reprit sa place à la tête du silencieux cortège. Des météores filaient en klaxonnant dans les couches supérieures de l’air. Des fermes se tordaient de rire, à s’en faire sauter les bardeaux du toit. De fabuleuses pyrotechnies se livraient un peu partout à des ébats sacrilèges, des jets d’étincelles fusaient en geysers.
Dans le groupe éploré et jacassant qui gesticulait au bord de la route, une femme devint brusquement folle : de ses poings convulsivement serrés, elle retroussa ses jupes jusqu’à la ceinture, ouvrit la bouche à s’en décrocher la mâchoire, et figée, sa tignasse en délire, elle bascula dans le jazz-band endiablé des ruines croulantes. Tout à coup, devant nous, le sol se mit à rougeoyer. Une large veine s’y enfla, se ramifia en pâlissant, palpita, s’empustula et bouillonna comme une soupe montée, puis creva avec un gémissement déchirant (l’air chauffé à blanc manqua nous étouffer. En vomissant, nous reculâmes à tâtons dans l’ombre. Un sapin prit feu avec un grand cri : sa robe et ses cheveux, tout flamba instantanément ; mais ce n’était rien à côté des orgues barytonnantes qui tonnaient leurs ordres du haut d’immenses chars de lumière et entrechoquaient leurs dents de flammes, hautes comme des palissades).
Et : voilà que la grosse femme de tout à l’heure passait juste au-dessus de nos têtes, incandescente, à califourchon sur une poutre déchiquetée. Ses mamelles d’amadou, éclatées, projetaient des flammèches. Par-derrière, le vent nous sifflait méchamment entre les jambes, roulant des tourbillons de poussière asthmatique et compatissante : quand ça lui chantait, il dressait sans crier gare d’instables tabernacles d’étincelles. Un pénis de lumière, long comme une cheminée, se mit à éperonner la toison de la nuit (mais il fléchit prématurément ; à droite, par contre, une colonne de flammes à la barbe roussie s’amenait en dansant une allègre bourrée, faisant gronder et sangloter les gravats sous nos pieds).
Une voix sifflante sortait d’un homme qui, le feu au derrière, semblait brûler de dire : On en grille une ? Il se retrouva collé par le front à une souche contre laquelle il frétilla encore un moment, agité de longs soubresauts. Les déflagrations irrégulières nous assommaient à coups de massue. Les morsures de la lumière nous arrachaient la peau autour des yeux. A côté de nous, des ombres tombaient à genoux. Le bunker B 1107 meuglait comme un taureau : il finit par projeter dans les airs son crâne de béton délabré : ensuite sa panse éclata et une fournaise aveuglante nous coupa le souffle (je n’arrêtais pas d’appliquer des mouchoirs mouillés sur la bouche béante et les narines frémissantes de Käthe).
Les pans déchiquetés de la nuit volaient, jeunes et noirs ! (même, un moment, cette drôlesse n’arbora plus que des oripeaux rouges et flottants !) : Quatre hommes couraient à la poursuite d’un gigantesque serpent qui sauta par-dessus le talus de la voie ferrée : sa gueule écumait et sifflait. Ils y plantèrent leurs cognées, sans doute en hurlant, (mais on n’entendait rien, on ne voyait que leurs bouches ouvertes et les ridicules casques de ces héroïques imbéciles). D’immenses panneaux lumineux surgissaient de toutes parts, mais si vite qu’on ne pouvait déchiffrer tous leurs grondants messages (nos yeux éblouis par leurs couleurs corrosives s’entrouvraient douloureusement, par une sorte d’automatisme, à intervalles réguliers. “Viens donc ! Käthe !” claquant la langue, des flammes, vraies putains tout en rouge, au visage pointu et bariolé de fard mal appliqué, poussèrent une pointe de notre côté, bombèrent leurs ventres lisses avec un rire éraillé, puis se rapprochèrent davantage, dans une lumière tapageuse et faisandée de bordel : “Viens donc, Käthe !”).
De ses multiples lèvres et langues tentaculaires lisses et luisantes, la nuit faisait des bruits mouillés de baisers lascifs : elle se livra aussi à des stupéfiants numéros de strip-tease, nous entourant du ruissellement multicolore de ses crissants oripeaux. Des rafales d’applaudissements crépitèrent, (accompagnés de trépignements d’enthousiasme à nous fendre le crâne). Des camions pleins de SS gesticulants s’aventurèrent un peu trop loin : les garçons en jaillirent, craquèrent comme des allumettes et s’éteignirent un à un (tandis que leurs véhicules poursuivaient leur course cahotante en se désagrégeant). Un jeune gars s’approcha de nous en pleurnichant, tendant ses bras en croix d’où la peau pendouillait en tremblotant comme une loque. Il montrait toutes ses dents de cuivre et gémissait au rythme des détonations, chaque fois que le monstrueux gorille se frappait bruyamment la poitrine.
Dans les entrailles de la terre, un grondement ininterrompu, comme d’interminables métros : c’étaient les soutes à obus ! : Bon ! : ça vaut toujours mieux que les lâcher au hasard sur coupables et innocents confondus ! Chaque jet de flammes venait lécher indiscrètement un groupe de . Elles respiraient encore lorsque nous les tirâmes dans l’herbe par leurs jambes raides.
“Käthe !!”
“Couche-toi !!”
Tour près de nous, un bunker se mit à piauler : il redressait si insolemment sa crête rouge que nous n’eûmes que le temps de nous plaquer sur le sol et que nous n’avons cessé de trembler tout le temps qu’il passait au-dessus de nos têtes avec un souffle à renverser les murs. A sa place apparurent successivement :
Un champignon de feu (30 hommes n’auraient pu en faire le tour),
puis la Giralda de Séville,
ensuite, de l’apocalyptique en veux-tu en voilà (et des montagnes de fagots ignifiés).
Et c’est seulement après que la détonation nous aplatit sur l’herbe, étreignant la terre, collés à elle, et qu’en face, les maisons de la cité ouvrière jetèrent en guise de casquette toutes leurs batteries de cuisine dans l’air grondant d’assourdissants vivats : – “Käthe !!”
“Kä-thä !!!”
Ma main remonta le long de ses jambes, parcourut son ventre pantelant, agrippa ses épaules : “Käthe !!” Sa tête geignait, tout étourdie. Hors de moi, je frictionnai brutalement son visage : “Aïe !”
Elle battait des jambes et se tordait comme un orvet : “Mes cheveux!” hurlait-elle à pleins poumons. Je tâtai comme un fou son front, ses oreilles, le duvet de sa nuque. Je la saisis par les épaules tandis qu’elle continuait à crier : “Mes cheveux !!!” Elle ne se relevait toujours pas !
Sa crinière fumait et grésillait ! – Je me jetai de côté, me cassai un ongle en ouvrant mon couteau de poche et taillai sauvagement dans sa chevelure, juste au-dessus de son front. Elle poussa un cri perçant et me frappa en se débattant : “Ça y est ?!!!” – “Non : toujours pas !!”
“Et maintenant ?!?” – Aïe – je… Elle secoua sa tête de méduse et, de douleur, me griffa, tandis que je la relevais. Des pinceaux rouges sortaient de la terre : c’est eux qui badigeonnaient de pourpre les nuages aux cris rauques. A plusieurs reprises, le ciel s’écroula (et ses éclats d’un noir sanglant tombèrent au-delà de l’horizon). Käthe aboyait et frétillait, les mollets agités de soubresauts. nous mordions en hurlant nos visages invisibles. Nous nous étions mis à ramper vers la gauche, parmi les amoncellements d’étoiles, jusqu’à proximité de nouveaux tuyaux d’orgue bruissant d’accords sauvages, en plein dans une haie de glaives nus, jusqu’au moment où l’obscurité retomba, jusqu’au moment où je
“Voilà : la direction ! : suivons les rails !”
Si bien qu’on ne pouvait guère faire autre chose :
abandonner le Quartier aux policiers, aux corbeaux et aux pigeons afin qu’ils se le partagent comme les vieilles se partageaient des intestins sauf qu’il n’y avait ni vieilles ni chevreaux, il y avait des ruelles désertes et le bric-à-brac épars que laissent derrière eux les gens mis en fuite, une cafetière sans couvercle qui ne rentre pas dans le sac, un cadre dégoulinant de son clou et les agents fouillant les ombres dans les maisons, l’un d’eux est tombé sur l’avion en fer-blanc, s’est assuré que les collègues occupés à déverser du pétrole sur les ombres et au lieu de vrombir avec le jouet l’a glissé dans sa poche, en plus des ombres des créatures malades et des poulets, serrez-les entre vos genoux là où ils vivent, plumez-les, mettez-les dans une casserole, goûtez avec une fourchette et mangez-les pendant que les corbeaux
– A qui appartient-on maintenant ?
à la recherche des propriétaires qui leur manquaient dans les jardins, les policiers pointaient vers eux le guidon de leur arme
– Les corbeaux
et eux orphelins poussant des bêlements au milieu des figuiers sauvages et des hêtres
– Occupez-vous de nous
pendant que les baraques brûlaient, dévorez les baraques comme vous avez dévoré les poulets, bon appétit, les paillasses, les meubles, une petite serviette par exemple
(il doit bien y avoir des serviettes propres)
Filmer en pellicule ne laisse pas le choix:
il faut un temps d’installation, ne serait-ce que pour les lumières, et ce temps d’installation contient en germe, même si on ne le veut pas, un souci de beauté, d’une certaine beauté. Quand on installe, on s’oriente forcément vers un plan qui recèle comme un ordre, même l’ordre du désordre, un agencement caché. En film, on ne peut pas lâcher le souci de la forme.
Je commence à écrire ma vie avant même de savoir si j’accomplirai jamais rien qui puisse donner aux hommes le désir de connaître mon existence,
ma conduite et le sort qui m’a été réservé. Que dis-je, contrairement à ce que j’avais toujours cru par le passé, je tiens désormais pour certain que je ne laisserai sur cette terre aucune trace durable. C’est pour cette raison même que je me résous aujourd’hui à entreprendre le récit de ma vie: en effet, bien qu’âgé de vingt-sept ans et encore jeune de corps, je me rends compte que mon âme en a fini non seulement avec la jeunesse, mais encore avec l’âge mûr et qu’elle est engagée fort avant dans la vieillesse. Comme il est impossible de revenir en arrière, j’estime raisonnable de tenir ma vie pour achevée; il ne lui manque plus que la mort.
Notre cri est souvent silence, c’est “le saignement interne des volcans étouffés” .
Le cri d’insubordination s’entend ici comme un ténu murmure de mécontentement, comme un bruit sourd de non-subordination. La non-subordination, c’est la lutte, simple et non spectaculaire, pour pouvoir dessiner sa vie, sa propre vie. C’est l’opposition de chacun à renoncer aux menus plaisirs de la vie, c’est la résistance à se transformer en machines, c’est la détermination à forger et à maintenir un certain pouvoir-de. Ce type de non-subordination n’est pas nécessairement une opposition ouverte et consciente, mais il constitue un obstacle puissant à l’expansion vorace du capital et à l’intensification de sa puissance.
La tendance à subordonner avec une intensité croissante toutes les sphères de la vie est l’essence même du néolibéralisme, qui est une tentative de résoudre la crise par l’accentuation et la réorganisation de la subordination. La séparation du sujet et de l’objet (la déshumanisation du sujet) est poussée vers de nouvelles limites par le recours massif à l’argent-roi commandant toute chose. Si, au XVIIIe siècle, le capital a établi sa domination grâce au mouvement des enclosures (c’est-à-dire la séparation des individus de la terre), aujourd’hui le capital essaie de surmonter sa crise par un nouveau “mouvement des enclosures”, saisissant toujours plus d’espaces de l’activité sociale, imposant la domination de l’argent où la subordination était auparavant indirecte. La marchandisation des terres, la marchandisation croissante des soins et de l’éducation, l’extension de la propriété (qui inclut à la fois les logiciels et le génome humain), la réduction de la protection sociale dans les pays où elle existait, l’intensification du travail, doivent être considérés comme des moyens d’extension et de potentialisation de la subordination.