Cahier de citations
On pourrait nommer philosophie
autocratique des techniques celle qui prend l’ensemble technique comme un lieu où on utilise les machines pour obtenir de la puissance. La machine est seulement un moyen ; la fin est la conquête de la nature, la domestication des forces naturelles au moyen d’un premier asservissement : la machine est un esclave qui sert à faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration dominatrice et esclavagiste peut se rencontrer avec une requête de liberté pour l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes d’asservissement.
La société s’est reproduite
dans un ensemble de choses et de relations qui étaient de plus en plus techniques, y compris le fait qu’on a utilisé l’homme techniquement – en d’autres mots, la lutte pour l’existence, l’exploitation de l’homme et de la nature sont devenues de plus en plus scientifiques et rationnelles. La double signification de “rationalisation” doit être placée dans ce contexte. L’organisation scientifique, la division scientifique du travail augmentent énormément productivité de l’entreprise économique, politique et culturelle et le résultat c’est : un standard de vie amélioré. En même temps et sur les mêmes principes, cette entreprise rationnelle a produit un état d’esprit, une forme de conduite qui justifient, qui expliquent même les aspects les plus destructifs et les plus oppressifs de cette entreprise. La rationalité technique et scientifique et l’exploitation de l’homme sont liés l’un à l’autre dans des formes nouvelles de contrôle social.
En 1975,
tout près d’écrire son texte sur la disparition des lucioles, le cinéaste s’engagera dans le motif – tragique et apocalyptique – d’une disparition de l’humain au cœur de la société présente : “Je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie. Et qu’elle est-elle, la tragédie ? La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres.”
Tout autre était la proposition de Walter Benjamin,
que nous reprenons ici à notre compte : “organiser le pessimisme” dans le monde historique en découvrant un “espace d’images” au creux même de notre “conduite politique”, comme il dit. Cette proposition concerne la temporalité impure de notre vie historique, qui n’engage ni destruction achevée ni début de rédemption. Et c’est en ce sens qu’il faut comprendre la survivance des images, leur immanence fondamentale : ni leur néant, ni leur plénitude, ni leur source d’avant toute mémoire, ni leur horizon d’après toute catastrophe. Mais leur ressource même, leur ressource de désir et d’expérience au creux même de nos décisions les plus immédiates, de notre vie la plus quotidienne.
Il est difficile de réveiller ses rêves,
de façonner de l’hétérogène, d’acquérir l’art d’inventer autrement sa vie jusque-là mutilée. C’est pourquoi sans fin l’on se soulève. Sans fin, parce que bien souvent cela retombe, cela échoue, cela s’échoue sur les sables du conformisme ou contre la falaise des services d’ordre. Mais, sans fin, l’on recommence, sans fin : sans que jamais le but final – l’apaisement de tout, la réconciliation obtenue, le désir enfin satisfait – ne soit atteint. Mais, aussi, sans que jamais ne retombe le désir et, avec lui, le courage de désobéir, la pulsion d’inventer, la force de faire autrement, l’énergie pour se désasujettir. Les soulèvements, par cette intarissable multiplicité dont fait montre l’histoire des sociétés humaines, formeraient donc, prises ensemble, le grand art politique du non finito. Cela pour dire à la fois leur fragilité constitutive – ou constitutionnelle : fragilité de s’indéfinir au regard du pouvoir – et leur puissance proprement infinie. Puissance de volcans, de vagues, dé poussières en mouvement ou d’ouragans.
Mais pendant la seconde suivante,
l’horrible vérité me frappa.
(Il est malheureusement nécessaire d’insérer ici une longue explication technique. Á la suite d’expériences secrètes menées dans l’ancienne boulangerie Kronan, le téléviphone couleur avait atteint une telle perfection qu’elle permettait de téléviphoner non seulement des visages, des uniformes, des costumes civils, des promesses, des résolutions, des mensonges et des propositions malhonnêtes, mais également des états d’âme. En effet, en enfonçant tout simplement un bouton, on pouvait régler automatiquement la couleur du visage de façon à ce qu’il reflète un état d’esprit correspondant à chaque situation. En suivant l’ordre des boutons, le schéma des couleurs était le suivant :
Lie-de-vin : j’éprouve une vive sympathie pour tout ce qu’il y a de meilleurs dans les efforts des hommes ; c’était la couleur dite de l’Hôtel de Ville, composée pour le soixantième anniversaire du Maire suprême de Sundbyberg, C.A. Albertsson. Vert glauque : mais je serais encore plus heureux si j’étais appelé à faire mon service dans la marine. Vert pré : je désirerais reposer sous l’herbe de ma ville natale. Bleu acier : je suis plus que jamais résolu à défendre ma patrie ; c’était la couleur favorite des “malexandres”, c’est-à-dire des membres du parti d’Östergötland. Blanc-zinc : je suis profondément peiné de constater que tous les citoyens ne partagent pas ma juste opinion sur cette quesrtion. Jaune canari : j’exiqge d’être cru sur parole ; cette couleur était utilisée surtout par les fonctionnaires pour la diffusion de la vérité civique. Gris-brun : n’allez surtout pas vous imaginer que j’ai des opinions dissidentes, mais – Brun-gris : je suis la ligne des dirigeants sans la moindre défaillance. Gris-cendre : je parle évidemment sous le sceau du secret. Bleu-noir : je pleure comme chacun d’entre nous la disparition d’un grand homme. Rouge clair : je suis en contact intime avec la conscience universelle, car je viens de signer aujourd’hui même un appel en faveur de la paix ; c’était la couleur dite intellectuelle sur laquelle était également branché mon appareil. Orange : je suis absolument indigné car je viens d’être le témoin d’un complot contre la liberté ; cette couleur était de préférence utilisée par le personnel pénitencier supérieur, les employés du service de la liberté et diverses autorités exerçant la censure.
Bien entendu, on pouvait ensuite combiner ces diverses couleurs et, par exemple, avoir le front blanc-zinc, le nez lie-de-vin, les joues et le menton orange et les yeux bleu acier. Ou comme chez l’écrivain idéal : l’oreille droite gris-brun, l’oreille gauche brun-gris, le nez bleu acier, les joues rouge clair et le menton vert glauque, – Mais l’action a déjà été suffisamment retardée. Et s’il fallait rendre compte, ici, de toutes les sept cent quarante combinaisons possibles, elle le serait davantage encore.)
Mais qui pourrait s’étonner encore du sentiment d’angoisse qui s’empara de moi ?
Ma première conversation télléviphonique, tant attendue, allait être orange !
Ce n’est pas le progrès technique en soi
qui transforme les rapports que les humains entretiennent entre eux et avec le monde, ce sont plutôt les modifications parfois ténues de ces rapports qui rendent possible un type d’action jugé auparavant irréalisable sur ou avec une certaine catégorie d’existants. Car toute technique est avant tout une relation madiate ou immédiate entre un agent intentionnel et de la matière inorganique ou vivante, y compris lui-même. Pour qu’une technique nouvelle apparaisse ou soit empruntée avec quelque chance de succès, il faut donc assurément qu’elle présente une utilité réelle ou imaginaire et qu’elle soit compatible avec les autres caractéristiques du système où elle prend place. Il faut surtout que la relation originale qu’elle implique soit objectivable, c’est-à-dire qu’elle corresponde à un schème d’interactions préexistant, mais confiné jusque-là dans une position subalterne ou spécialisée parce que s’exerçant de façon exclusive vis-à-vis d’une classe bien définie d’objets. En ce sens un choix technique suppose tout à la fois une reconfiguration d’éléments déjà présents et l’application d’un type spécifique de relation à des entités qui n’étaient pas auparavant concernées par lui.
On nous a dès l’enfance inculqué,
gravé dans l’esprit, l’amour des hommes en armes. Nous avons grandi comme si nous étions toujours en guerre, même ceux qui sont nés des dizaines d’années après. Aujourd’hui encore après les crimes de la Tcheka, les exactions staliniennes et les camps, après les récents évènements de Vilnius, de Bakou, de Tbilissi, après Kaboul et Kandahar, nous voyons toujours dans un homme armé le soldat de 1945, le soldat de la Victoire. Tant de livres ont été écrits sur la guerre, tant d’armes ont été fabriquées par la main et l’intelligence de l’homme que l’idée de meurtre est devenue normale. Alors que les esprits les meilleurs s’interrogent sur le droit qu’auraient les humains de tuer les animaux, nous autres, sans trop hésiter ou forgeant à la hâte un idéal politique, nous sommes capables de justifier la guerre. Allumez votre poste de télévision le soir et vous verrez avec quelle secrète exaltation nous portons en terre nos héros. En Géorgie, en Abkhazie, au Tadjikistan… Et sur leurs tombes nous élevons des stèles et non des chapelles funéraires…
Je hais la guerre et l’idée même qu’un homme ait droit de vie et de mort sur un autre homme.