Cahier de citations
On ne pense plus autrement
que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse – on vit comme quelqu’un qui sans cesse “pourrait rater” quelque chose. “Faire n’importe quoi plutôt que rien” – ce principe aussi est une corde à étrangler toute culture et tout goût supérieurs. Et de même que visiblement toutes les formes périssent à cette hâte des gens qui travaillent, de même aussi périssent le sentiment de la forme en soi, l’ouïe et le regard pour la mélodie du mouvement. La preuve en est cette grossière précision, que l’on exige partout à présent dans toutes les situations où l’homme voudrait être probe avec les hommes, dans les contacts avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élèves, les chefs et les princes – on n’a plus de temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de la courtoisie avec des détours, pour tout l’esprit de la conversation et pour tout otium* en général. Car la vie à la chasse du gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu’à épuisement alors que l’on est constamment préoccupé de dissimuler, de ruser ou de prendre l’avantage : la véritable vertu, à présent, c’est d’exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre.
* “Loisir”
Pour qu’il y ait de l’art,
pour qu’il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’excitabilité de toute la machine ait été rendue plus intense par l’ivresse. Toutes sortes d’ivresse, quelle qu’en soit l’origine, ont ce pouvoir, mais surtout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l’ivresse. Ensuite l’ivresse qu’entraînent toutes les grandes convoitises, toutes les émotions fortes. L’ivresse de la fête, de la joute, de la prouesse, de la vistoire, de toute extrême agiattion : l’ivresse de la cruauté, l’ivresse de la destruction – l’ivresse née de certaines conditions météorologiques (par exemple le trouble printanier), ou sous l’influence de stupéfiants, enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse d’une volonté longtemps retenue et prête à éclater. – L’essentiel, dans l’ivresse, c’est le sentiment d’intensification de la force, de la plénitude. c’est ce sentiment qui pousse à mettre de soi-même dans les choses, à les forcer à contenir ce qu’on y met, à leur faire violence.
Il est nécessaire
de temps en temps de nous délasser de nous-mêmes ou de pleurer sur nous : de déceler le héros et non moins le bouffon qui se cachent dans notre passion de connaître, de jouir de temps en temps de notre folie pour continuer à jouir de notre sagesse !
La musique
me donne à présent des sensations comme jamais je n’en ai ressenti. Elle me libère de moi-même, elle me détache de moi-même comme si je me regardais, je me sentais de très loin ; elle me fortifie en même temps, et toujours après une soirée musicale ma matinée abonde en jugements fermes et en idées. C’est très curieux. C’est comme si je m’étais baigné dans un élément plus naturel. La vie sans musique n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil.
Désormais,
il s’agit d’armer l’intelligence pour nuire à la bêtise, récuser la toute-puissance de la pulsion de mort dans l’histoire, faire reculer l’immonde – au sens étymologique – et inventer de nouvelles possibilités d’existence.
Les jeunes filles se levèrent.
Adèle s’approcha de mon père et fit un signe de chatouillement. Mon père perdit contenance, se tut et, plein d’effroi, se mit à reculer devant le doigt d’Adèle. Celle-ci continuait à avancer en agitant le doigt d’un air menaçant jusqu’à ce qu’elle l’eût, pas à pas, refoulé hors de la pièce. Pauline, alors, s’étira en bâillant. Elle et Poldine, appuyées l’une à l’autre, se regardèrent dans les yeux avec un sourire…
Vivre,
c’est privilégier la jouissance et répudier le sacrifice. Vivre, c’est substituer la création au travail. La vie est un don. Elle n’a pas de prix ; nul ne doit la payer. Vivre, c’est faire primer l’émancipation individuelle sur l’esprit grégaire. Vivre, c’est prendre conscience de ses désirs afin de les affiner, de les harmoniser, de les réaliser. Vivre, c’est extirper de soi la peur et la culpabilité. Il faut propager l’enseignement du vivant, non les leçons de la mort.
L’épreuve du camp
est celle de cette vérité éclatante : la solidité, la fixité de l’espèce humaine. Et aussi celle de son indestructible unité : malgré la volonté S.S., les demi-dieux, les kapos, et les sous-hommes ; entre ceux qui gardent mensongèrement une figure pleine à forme humaine, ressemblent à ceux de là-bas, se sont installés dans la place, mangent la part des autres pour survivre, les font travailler leur donnant des coups, se lavent à l’eau chaude, changent de linge et sourient aux femmes ; et ceux dont le masque de l’homme s’est absenté de la vie, figure collective et anonyme dont le rôle est de travailler, recevoir des coups, et mourir de faim ou de froid. D’être exterminés. Malgré l’abîme que les S.S. ont voulu creuser entre l’homme et l’homme, la distance infranchissable de leur mépris trahissant un “je ne veux pas que tu sois” s’adressant sans s’adresser à ces pestes qu’ils parquaient derrière les barbelés d epeur d’être par elles contaminés, c’est bel et bien encore de l’homme que l’homme a été séparé. Les uns et les autres dans leur diversité sont et ne peuvent être autre chose que des hommes.