Cahier de citations
Chaque chose me suggère,
non pas la réalité dont elle est l’ombre, mais la réalité vers laquelle elle est le chemin.
Benton obscurcit la salle,
il y eut quelques instants de noir complet et beaucoup de gloussements nerveux et de chuchotements qui firent place à un silence étonné quand l’écran s’éclaira sur l’image de deux hommes sur un ring, deux hommes meurtris et couverts de sang en train de se rouer de coups avec une sauvagerie lasse et obstinée. Ce qui stupéfia Max, ce fut le réalisme absolu de ce qu’il voyait. Ni trucage ni simulation. Il assistait bel et bien à la fameuse rencontre Fitzsimmons-Corbett qui avait vu Bob Fitzsimmons, le “Taureau rosbif” comme on l’appelait, l’emporter par K.-O. sur l’Américain, le souple et séduisant “Gentleman Jim” qui ressemblait si peu à un boxeur professionnel. Il l’avait envoyé au tapis non pas franchement d’un uppercut à la mâchoire, bien américain, mais d’un coup sournois typiquement britannique au plexus solaire. Le pauvre, le beau, le brave Gentleman Jim en était resté paralysé, incapable de lever la main pour se protéger. Max avait parié sur le match, perdu sa mise, discuté des phases de la rencontre une centaine de fois, mais il n’avait que la plus vague notion de l’endroit où se trouvait Carson City, Nevada. Aujourd’hui, miracle des miracles, les deux poids lourds étaient là, à se tabasser juste sous ses yeux. Max fut saisi comme jamais auparavant par cette chose impossible, inconcevable, incroyable et merveilleuse ; cloué sur sa chaise, il fixait l’écran avec une intensité proche de la transe.
Notre propagation sur terre
passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIIe siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un coeur qui se consume lentement. Toute la civilisation humaine n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. En attendant, nos villes rayonnent encore, les feux gagnent encore du terrain. En Italie, en France et en Espagne, en Hongrie, en Pologne et en Lituanie, au Canada et en Californie, les forêts flambent en été, sans parler des immenses feux qui, sous les tropiques, ne s’éteignent jamais. En Grèce, dans une île encore ceinturée de forêt en 1900, j’ai vu, il y a quelques années, à quelle vitesse l’incendie se propage dans la végétation desséchée. Je me tenais ce jour-là au bord de la route, un peu à l’écart du port où je séjournais, au beau milieu d’un groupe d’hommes surexcités, derrière nous la nuit sombre et devant nous, en contrebas, au fond d’une gorge, le feu courant, bondissant, déjà poussé par le vent vers le haut des pentes abruptes. Et je n’oublierai jamais comment les genévriers, se découpant en tir sur fond flamboyant, s’embrasaient un à un, dés qu’ils étaient touchés par les premières flammèches, produisant une explosion sourde – on aurait dit de l’amadou -, et comment ils s’effondraient aussitôt après en lâchant une silencieuse pluie d’étincelles.
“Le spectateur impatient”
Le cinéma s’est transformé en une lampe qui s’allume et s’éteint, un miroir tournant semblable à celui que Franz Mesmer utilisait pour hypnotiser ses patients. Il s’agit d’en mettre plein les yeux au spectateur pour qu’il n’y voie plus rien ; de lui en mettre plein les oreilles pour qu’il n’entende plus rien. Comme Baruch Spinoza le pressentait : “Plus il y a de choses auxquelles est jointe une image, plus souvent elle devient vive. Plus il y a de choses en effet auxquelles une image est jointe, plus il y a de causes pouvant l’exciter.” Au nom de l’impatience, la sensation règne, et l’intelligence comme l’émotion disparaissent.
(…) Ce spectateur impatient est une création des publicitaires ; du désir mortifère de vendre. Et, pour vendre, il faut faire saliver et distraire. la méthode est aussi simple que le dressage du chien d’Ivan Pavlov : on exhibe un instant le produit (superproduction ou candidat à l’élection), le spectateur ou le citoyen, comme le chien, salivent, puis on le soustrait aussitôt à leur regard pour provoquer frustration et désir. Ce qui vaut pour n’importe quel produit alimentaire, ménager rude service vaut désormais de la même manière pour le cinéma, la télévision et le politique.
(…) Cette impatience élevée à la dignité de vertu cardinale reflète aussi l’emprise du management contemporain. Fini les pauses, les temps morts, la réflexion sur et au travail. Au nom de la sainte productivité, l’homme ou la femme à la tâche ne doit pas lever le nez de la journée, de même qu’il ne doit pas quitter l’écran des yeux (l’écran du cinéma – obligation publicitaire -, celui de son ordinateur – obligation de rendement). Le salarié, le citoyen et le spectateur sont dressés à l’urgence.
Il est amusant de constater que les pouvoirs tentent de nous persuader
de la nécessité de tirer des bordées successives entre l’inflation et le chômage pour atteindre le but souhaité du bien-être dans l’expansion continue. Or, utiliser le profit pour maintenir les échelles hiérarchiques de dominance, c’est permettre, grâce à la publicité, une débauche insensée de produits inutiles, c’est l’incitation à dilapider pour leur production le capital-matériel et énergétique de la planète, sans souci du sort de ceux qui ne possèdent pas l’information technique et les multiples moyens du faire-savoir. C’est aboutir à la création de monstres économiques multinationaux dont la seule règle est leur propre survie économique qui n’est réalisable que par leur domination planétaire. C’est en définitive faire disparaître tout pouvoir non conforme au désir de puissance purement économique de ces monstres producteurs.
Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière,
le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentier du désir.
Le soir Gerald venait souvent avec moi dans la chambre noire
où je faisais alors mes premiers pas dans la photographie. La pièce, sorte de cagibi situé derrière le laboratoire de chimie, n’avait pas servi depuis des années mais ses placards et ses tiroirs renfermaient encore plusieurs étuis contenant des rouleaux de pellicule, une grosse réserve de papier photo et une collection hétéroclite d’appareils, parmi lesquels un Engin comme j’en possédai un plus tard. Essentiellement, ce qui m’a intéressé au début, c’est la forme et l’accomplissement des choses, la ligne élancée d’une rampe d’escalier, la cannelure de l’ogive sur un portail de pierre, l’enchevêtrement incroyablement précis des brins d’herbe sur une touffe desséchée. J’ai tiré des centaines de clichés de cette sorte à Stower Grange, la plupart du temps en format carré, et en revanche il m’a toujours paru inconvenant de braquer le viseur de mon appareil sur une personne. Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement.
Nous sommes peut-être chacun prisonnier
de notre propre parole (lexique, grammaire) – incapables de nous projeter dans le contexte d’autrui, et donc pas exactement sûr qu’autrui existe, ou qu’il existe dans le même monde que nous, ou qu’il existe un monde commun pour notre existence commune.