Cahier de citations
Si la poésie doit construire un monde commun,
comme il est possible après tout que ce soit son grand projet, elle n’a pas d’autre objectif alors que de trouver (au sens de trobar, au sens d’inventer) le rythme allègre d’une parole qui soit suffisamment anodine pour bâtir un espace où, nous tous, nous puissions nous tenir et nous retenir, familièrement.
En marchant, parfois, je ramasse, me remplis de tout ce qui passe.
Il n’y a alors plus de soucis, de désirs ou de préoccupations quotidiennes, il n’y a plus que ce que je vois, entends, les silhouettes, le flux, chaque détail et je n’ai plus de poids, les mots sortent de là, il faudrait avoir un stylo qui écrit au rythme de la marche, sans avoir besoin de s’arrêter, ça risquerait de le figer, le flux, de le tarir, il faudrait que les pensées directement s’écrivent, on ferait le tri plus tard, et puis parfois, je suis pleine, lourde, soûlée d’ennui ou de fatigue, devant mes yeux tout est égal, rien ne dépasse, plus de fourmillement, d’excitation ou de curiosité, c’est mat comme du ciment, ça colmate, il faut s’alléger du trop plein, redevenir légère, refaire de la place.
“Le cliché montre une trentaine de personnes gisant à terre, dans des mares de sang”, dixit Metronews.
Chacun jugera. Cette image, vous pouvez tous la voir, elle est sur internet. Nous avons tous désormais le choix de la voir ou non : ce pouvoir est un nouvel engagement, une force citoyenne. Nous avons la capacité, le droit et le pouvoir de voir et de partager une image, de la rendre visible ou non, de l’imposer ou non. Cette image, elle est à vous, elle est entre vos mains. Peut-être avais-je besoin de photographier un petit bout de ce panorama pour tenter d’y croire quelques instants, ou peut-être ai-je voulu témoigner parce que l’on m’a appris avec diligence que la mémoire est un devoir ; peut-être ai-je tout simplement souhaité éloigner la peur la plus féroce, tapie au fond de mes tripes, peut-être ai-je voulu dessiner une rupture, ai-je voulu dire au monde et aux bourreaux qu’il n’y aura pas de négationnismes, non, pas cette fois, parce que l’image est là, quelque part, au milieu des morts, parmi eux, parmi nous.
Pris en otage par les médias de masse,
que galvanise la vitesse des moyens de communication, désorienté par la dissolution, dans les discours des États, de toute volonté politique proprement dite, confronté à la corruption des classes dirigeantes, le lecteur, spectateur, citoyen est en proie à une détresse tout animale : l’impuissance. Avec le document en main, on recouvre un peu de pouvoir sur le monde. Le pouvoir de la trace, l’appui de la preuve. Les fantômes sont avec nous qui ont des expériences antérieures à faire valoir, des points de vue inactuels à porter sur l’actualité. Ils nous aident à comprendre ce que l’on savait déjà. Le document permet de faire de la politique sur un mode critique et non idéologique. La différence ? Mettre en relation des faits ou des réalités que l’habitude et les opinions séparent, distinguer ce qu’elles rapprochent. Penser autrement les continuités et les discontinuités grâce au montage.
– Prendre des images, les garder, par dizaines,
puis les lier entre elles, pour tout voir, d’un coup d’oeil, et tenter d’y voir plus clair. C’est facile. Regarde, tu prends tes deux mains, comme cela, tu les mets devant tes yeux, tu fais deux L avec le pouce et l’index des deux mains puis tu retournes la main droite et tu fais un cadre avec tes quatre doigts, tu places ton pouce de la main gauche à gauche, le pouce de la main droite à droite, l’index de la main gauche en haut, l’index de la main droite en bas. Tu mets le cadre au niveau des yeux et tu fermes un oeil, celui que tu veux. Qu’est-ce que tu vois ?
Rien ne se fera plus
Que le monde entier ne s’en mêle.
Les travailleurs et les paresseux, les pauvres et les riches,
les jeunes et les vieux, les malades et les gens en bonne santé : tous écoutent la même chose. C’est ce que notre époque a de grand, d’émouvant, de dangereux, d’effroyable. Cette musique omniprésente va de pair avec ces immenses nouveaux immeubles qui s’étendent à longueur de rue et où tous les appartements sont disposés selon le même plan ; elle va de pair avec ces processions d’hommes qui tous les matins vont au bureau et à l’usine, et le dimanche au bord de l’eau, qui sont tous plus ou moins habillés de la même façon, qui tous ont en main le même journal où s’étalent les mêmes images et les mêmes mots ; elle va de pair avec la douzaine de visages célèbres qui sourient sur tous les écrans, sur toutes les affiches, à la ville comme à la campagne. Tous se voient proposer la même chose, tous ont la même chose à faire, et c’est ainsi qu’ils finissent par devenir tous identiques.
(…)
S’il semble bien que notre époque soit destinée à rassembler les hommes de toutes les classes et de tous les niveaux d’éducation en une culture et une communauté populaires homogènes, elle menace d’un autre côté de créer un mode de vie uniforme qui n’a plus rien à voir avec cette foisonnante diversité du même que nous aimons dans la nature. À bien y regarder, le danger vient moins de ce que tout le monde se trouve ramené à une même forme de vie que du fait qu’elle n’est plus produite par les gens eux-mêmes, comme l’expression de leur être, mais leur est imposée. Et cela signifie que la puissance créatrice de la vie individuelle, qui s’exerce justement dans l’élaboration d’une forme propre, dépérit. La véritable ressemblance naît en tant qu’expression d’être structurés d’une même façon et qui partagent les mêmes conditions de vie ; elle ne saurait être produite par la pression extérieure d’une matrice. S’il faut évaluer positivement les phénomènes de la vie moderne précédemment évoqués puisque, partant de l’homme, ils recréent, en l’élargissant, ce socle fondamental que, de nature, l’animal, le végétal et l’homme primitif ont en commun, ils sont d’autre part dangereux parce qu’ils menacent de déterminer totalement une vie dont ils devraient seulement fournir le terreau.
– Ce garçon ira loin
mais, virgule, avec un père sans argent impossible d’envisager de longues études, il a trouvé à s’embaucher dans une petite entreprise d’abord en sous-sol dans une venelle, ensuite en sous-sol dans une rue, ensuite dans un ancien garage de l’avenue, ensuite l’invitation de la firme dans laquelle il travaillait toujours, ensuite le diabète de sa mère veuve, des évanouissements, des sueurs, ensuite le plat spécial qu’il mangeait lui-aussi et qui avait un goût de papier d’emballage nom d’un chien, l’argent qui filait à la pharmacie, l’argent qui filait chez les médecins, ensuite la mort de sa mère, ensuite le mariage, ensuite les gosses, ensuite le caractère de sa femme, ensuite encore et toujours la même question
– Au bout du compte c’est ça la vie ?
et en effet c’est ça la vie, en effet ce n’est que ça la vie, par chance il a conservé son écriture parfaite et la maîtresse, fière
– Ce garçon aurait pu aller loin
si bien qu’afin d’aller loin il assistait deux fois par semaine, prétextant des cours de gym, au départ des trains de Lisbonne sans monter à bord, assis sur un banc à la gare, observant l’employé brandir son petit drapeau vert, puis rentrant chez lui à l’heure du déjeuner et s’arrêtant devant la porte le temps de rassembler son courage pour monter, virgule, les escaliers.