Cahier de citations
et les fenêtres et les portes étant fermées,
sincèrement, je ne vois pas par où le chat qui vit ici est entré à moins qu’une tuile de cassée ou quelque chose dans le genre, enfant j’ai passé des étés entiers en quête de mystères dans le potager, geckos, coccinelles, bouts de mica, à présent je viens pour les trois jours de la tue-cochon espérant seulement que la femme, morte à plat ventre en Afrique, se venge de mon père, les pins dans l’obscurité et la même chauve-souris depuis l’enfance criant mon prénom, ma mère allumait la lumière et pas une ombre avec nous
-Quelle chauve-souris ?
juste des pierres plus légères que l’eau qui flottaient, en suspension, le médecin de ma mère à ses collègues, en leur montrant radio après radio
-Et celle-ci ?
ma belle-sœur à mon frère, à voix basse
-Je ne supporte plus tout ça
moi à ma belle-sœur
-Vous avez raison qui pourrait supporter ?
imaginant non pas le porc, mon père en train de manger penché sur son assiette et nous bousculant, ma mère dans tous ses états
-Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
et mon père incliné au-dessus de la table sans faire attention à nous, mastiquant sans répit
-Je n’arrive pas à m’arrêter
mon père qui depuis la guerre n’arrivait pas à s’arrêter, le psychologue dans le cercle de chaises de l’hôpital
-Vous ne pouvez vraiment pas vous tenir un peu tranquille ?
non désolé l’ami je ne peux vraiment pas me tenir tranquille, trop de gens sans mains, trop d’oreilles dans des bocaux, trop d’hélicoptères, trop de blessés, trop de quimbos en flammes, trop de morts, le chef des opérations rôdant autour des prisonnières, le sous-lieutenant chialant sous le mercedes nous tendant sa propre merde
-Aidez-moi
en même temps qu’il essayait de nous éloigner, mon père l’a expédié vers le sentier à coups de pieds et lui
-Pour l’amour du Ciel ne me tuez pas pour l’amour du Ciel ne me tuez pas
ce chapitre, c’est moi qui devrais l’écrire, ma sœur me l’a volé, Son Excellence me serrant le bras
-Attrape la valise et fichons le camp d’ici
Il faut l’immensité de la mer
dans une goutte d’eau.
Chaque chose me suggère,
non pas la réalité dont elle est l’ombre, mais la réalité vers laquelle elle est le chemin.
Benton obscurcit la salle,
il y eut quelques instants de noir complet et beaucoup de gloussements nerveux et de chuchotements qui firent place à un silence étonné quand l’écran s’éclaira sur l’image de deux hommes sur un ring, deux hommes meurtris et couverts de sang en train de se rouer de coups avec une sauvagerie lasse et obstinée. Ce qui stupéfia Max, ce fut le réalisme absolu de ce qu’il voyait. Ni trucage ni simulation. Il assistait bel et bien à la fameuse rencontre Fitzsimmons-Corbett qui avait vu Bob Fitzsimmons, le “Taureau rosbif” comme on l’appelait, l’emporter par K.-O. sur l’Américain, le souple et séduisant “Gentleman Jim” qui ressemblait si peu à un boxeur professionnel. Il l’avait envoyé au tapis non pas franchement d’un uppercut à la mâchoire, bien américain, mais d’un coup sournois typiquement britannique au plexus solaire. Le pauvre, le beau, le brave Gentleman Jim en était resté paralysé, incapable de lever la main pour se protéger. Max avait parié sur le match, perdu sa mise, discuté des phases de la rencontre une centaine de fois, mais il n’avait que la plus vague notion de l’endroit où se trouvait Carson City, Nevada. Aujourd’hui, miracle des miracles, les deux poids lourds étaient là, à se tabasser juste sous ses yeux. Max fut saisi comme jamais auparavant par cette chose impossible, inconcevable, incroyable et merveilleuse ; cloué sur sa chaise, il fixait l’écran avec une intensité proche de la transe.
Notre propagation sur terre
passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIIe siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un coeur qui se consume lentement. Toute la civilisation humaine n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. En attendant, nos villes rayonnent encore, les feux gagnent encore du terrain. En Italie, en France et en Espagne, en Hongrie, en Pologne et en Lituanie, au Canada et en Californie, les forêts flambent en été, sans parler des immenses feux qui, sous les tropiques, ne s’éteignent jamais. En Grèce, dans une île encore ceinturée de forêt en 1900, j’ai vu, il y a quelques années, à quelle vitesse l’incendie se propage dans la végétation desséchée. Je me tenais ce jour-là au bord de la route, un peu à l’écart du port où je séjournais, au beau milieu d’un groupe d’hommes surexcités, derrière nous la nuit sombre et devant nous, en contrebas, au fond d’une gorge, le feu courant, bondissant, déjà poussé par le vent vers le haut des pentes abruptes. Et je n’oublierai jamais comment les genévriers, se découpant en tir sur fond flamboyant, s’embrasaient un à un, dés qu’ils étaient touchés par les premières flammèches, produisant une explosion sourde – on aurait dit de l’amadou -, et comment ils s’effondraient aussitôt après en lâchant une silencieuse pluie d’étincelles.
“Le spectateur impatient”
Le cinéma s’est transformé en une lampe qui s’allume et s’éteint, un miroir tournant semblable à celui que Franz Mesmer utilisait pour hypnotiser ses patients. Il s’agit d’en mettre plein les yeux au spectateur pour qu’il n’y voie plus rien ; de lui en mettre plein les oreilles pour qu’il n’entende plus rien. Comme Baruch Spinoza le pressentait : “Plus il y a de choses auxquelles est jointe une image, plus souvent elle devient vive. Plus il y a de choses en effet auxquelles une image est jointe, plus il y a de causes pouvant l’exciter.” Au nom de l’impatience, la sensation règne, et l’intelligence comme l’émotion disparaissent.
(…) Ce spectateur impatient est une création des publicitaires ; du désir mortifère de vendre. Et, pour vendre, il faut faire saliver et distraire. la méthode est aussi simple que le dressage du chien d’Ivan Pavlov : on exhibe un instant le produit (superproduction ou candidat à l’élection), le spectateur ou le citoyen, comme le chien, salivent, puis on le soustrait aussitôt à leur regard pour provoquer frustration et désir. Ce qui vaut pour n’importe quel produit alimentaire, ménager rude service vaut désormais de la même manière pour le cinéma, la télévision et le politique.
(…) Cette impatience élevée à la dignité de vertu cardinale reflète aussi l’emprise du management contemporain. Fini les pauses, les temps morts, la réflexion sur et au travail. Au nom de la sainte productivité, l’homme ou la femme à la tâche ne doit pas lever le nez de la journée, de même qu’il ne doit pas quitter l’écran des yeux (l’écran du cinéma – obligation publicitaire -, celui de son ordinateur – obligation de rendement). Le salarié, le citoyen et le spectateur sont dressés à l’urgence.
Il est amusant de constater que les pouvoirs tentent de nous persuader
de la nécessité de tirer des bordées successives entre l’inflation et le chômage pour atteindre le but souhaité du bien-être dans l’expansion continue. Or, utiliser le profit pour maintenir les échelles hiérarchiques de dominance, c’est permettre, grâce à la publicité, une débauche insensée de produits inutiles, c’est l’incitation à dilapider pour leur production le capital-matériel et énergétique de la planète, sans souci du sort de ceux qui ne possèdent pas l’information technique et les multiples moyens du faire-savoir. C’est aboutir à la création de monstres économiques multinationaux dont la seule règle est leur propre survie économique qui n’est réalisable que par leur domination planétaire. C’est en définitive faire disparaître tout pouvoir non conforme au désir de puissance purement économique de ces monstres producteurs.
Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière,
le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentier du désir.