Cahier de citations
“Le spectateur impatient”
Le cinéma s’est transformé en une lampe qui s’allume et s’éteint, un miroir tournant semblable à celui que Franz Mesmer utilisait pour hypnotiser ses patients. Il s’agit d’en mettre plein les yeux au spectateur pour qu’il n’y voie plus rien ; de lui en mettre plein les oreilles pour qu’il n’entende plus rien. Comme Baruch Spinoza le pressentait : “Plus il y a de choses auxquelles est jointe une image, plus souvent elle devient vive. Plus il y a de choses en effet auxquelles une image est jointe, plus il y a de causes pouvant l’exciter.” Au nom de l’impatience, la sensation règne, et l’intelligence comme l’émotion disparaissent.
(…) Ce spectateur impatient est une création des publicitaires ; du désir mortifère de vendre. Et, pour vendre, il faut faire saliver et distraire. la méthode est aussi simple que le dressage du chien d’Ivan Pavlov : on exhibe un instant le produit (superproduction ou candidat à l’élection), le spectateur ou le citoyen, comme le chien, salivent, puis on le soustrait aussitôt à leur regard pour provoquer frustration et désir. Ce qui vaut pour n’importe quel produit alimentaire, ménager rude service vaut désormais de la même manière pour le cinéma, la télévision et le politique.
(…) Cette impatience élevée à la dignité de vertu cardinale reflète aussi l’emprise du management contemporain. Fini les pauses, les temps morts, la réflexion sur et au travail. Au nom de la sainte productivité, l’homme ou la femme à la tâche ne doit pas lever le nez de la journée, de même qu’il ne doit pas quitter l’écran des yeux (l’écran du cinéma – obligation publicitaire -, celui de son ordinateur – obligation de rendement). Le salarié, le citoyen et le spectateur sont dressés à l’urgence.
Il est amusant de constater que les pouvoirs tentent de nous persuader
de la nécessité de tirer des bordées successives entre l’inflation et le chômage pour atteindre le but souhaité du bien-être dans l’expansion continue. Or, utiliser le profit pour maintenir les échelles hiérarchiques de dominance, c’est permettre, grâce à la publicité, une débauche insensée de produits inutiles, c’est l’incitation à dilapider pour leur production le capital-matériel et énergétique de la planète, sans souci du sort de ceux qui ne possèdent pas l’information technique et les multiples moyens du faire-savoir. C’est aboutir à la création de monstres économiques multinationaux dont la seule règle est leur propre survie économique qui n’est réalisable que par leur domination planétaire. C’est en définitive faire disparaître tout pouvoir non conforme au désir de puissance purement économique de ces monstres producteurs.
Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière,
le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentier du désir.
Le soir Gerald venait souvent avec moi dans la chambre noire
où je faisais alors mes premiers pas dans la photographie. La pièce, sorte de cagibi situé derrière le laboratoire de chimie, n’avait pas servi depuis des années mais ses placards et ses tiroirs renfermaient encore plusieurs étuis contenant des rouleaux de pellicule, une grosse réserve de papier photo et une collection hétéroclite d’appareils, parmi lesquels un Engin comme j’en possédai un plus tard. Essentiellement, ce qui m’a intéressé au début, c’est la forme et l’accomplissement des choses, la ligne élancée d’une rampe d’escalier, la cannelure de l’ogive sur un portail de pierre, l’enchevêtrement incroyablement précis des brins d’herbe sur une touffe desséchée. J’ai tiré des centaines de clichés de cette sorte à Stower Grange, la plupart du temps en format carré, et en revanche il m’a toujours paru inconvenant de braquer le viseur de mon appareil sur une personne. Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement.
Nous sommes peut-être chacun prisonnier
de notre propre parole (lexique, grammaire) – incapables de nous projeter dans le contexte d’autrui, et donc pas exactement sûr qu’autrui existe, ou qu’il existe dans le même monde que nous, ou qu’il existe un monde commun pour notre existence commune.
Si la poésie doit construire un monde commun,
comme il est possible après tout que ce soit son grand projet, elle n’a pas d’autre objectif alors que de trouver (au sens de trobar, au sens d’inventer) le rythme allègre d’une parole qui soit suffisamment anodine pour bâtir un espace où, nous tous, nous puissions nous tenir et nous retenir, familièrement.
En marchant, parfois, je ramasse, me remplis de tout ce qui passe.
Il n’y a alors plus de soucis, de désirs ou de préoccupations quotidiennes, il n’y a plus que ce que je vois, entends, les silhouettes, le flux, chaque détail et je n’ai plus de poids, les mots sortent de là, il faudrait avoir un stylo qui écrit au rythme de la marche, sans avoir besoin de s’arrêter, ça risquerait de le figer, le flux, de le tarir, il faudrait que les pensées directement s’écrivent, on ferait le tri plus tard, et puis parfois, je suis pleine, lourde, soûlée d’ennui ou de fatigue, devant mes yeux tout est égal, rien ne dépasse, plus de fourmillement, d’excitation ou de curiosité, c’est mat comme du ciment, ça colmate, il faut s’alléger du trop plein, redevenir légère, refaire de la place.
“Le cliché montre une trentaine de personnes gisant à terre, dans des mares de sang”, dixit Metronews.
Chacun jugera. Cette image, vous pouvez tous la voir, elle est sur internet. Nous avons tous désormais le choix de la voir ou non : ce pouvoir est un nouvel engagement, une force citoyenne. Nous avons la capacité, le droit et le pouvoir de voir et de partager une image, de la rendre visible ou non, de l’imposer ou non. Cette image, elle est à vous, elle est entre vos mains. Peut-être avais-je besoin de photographier un petit bout de ce panorama pour tenter d’y croire quelques instants, ou peut-être ai-je voulu témoigner parce que l’on m’a appris avec diligence que la mémoire est un devoir ; peut-être ai-je tout simplement souhaité éloigner la peur la plus féroce, tapie au fond de mes tripes, peut-être ai-je voulu dessiner une rupture, ai-je voulu dire au monde et aux bourreaux qu’il n’y aura pas de négationnismes, non, pas cette fois, parce que l’image est là, quelque part, au milieu des morts, parmi eux, parmi nous.