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Nous sommes peut-être chacun prisonnier
de notre propre parole (lexique, grammaire) – incapables de nous projeter dans le contexte d’autrui, et donc pas exactement sûr qu’autrui existe, ou qu’il existe dans le même monde que nous, ou qu’il existe un monde commun pour notre existence commune.
Si la poésie doit construire un monde commun,
comme il est possible après tout que ce soit son grand projet, elle n’a pas d’autre objectif alors que de trouver (au sens de trobar, au sens d’inventer) le rythme allègre d’une parole qui soit suffisamment anodine pour bâtir un espace où, nous tous, nous puissions nous tenir et nous retenir, familièrement.
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#85
En marchant, parfois, je ramasse, me remplis de tout ce qui passe.
Il n’y a alors plus de soucis, de désirs ou de préoccupations quotidiennes, il n’y a plus que ce que je vois, entends, les silhouettes, le flux, chaque détail et je n’ai plus de poids, les mots sortent de là, il faudrait avoir un stylo qui écrit au rythme de la marche, sans avoir besoin de s’arrêter, ça risquerait de le figer, le flux, de le tarir, il faudrait que les pensées directement s’écrivent, on ferait le tri plus tard, et puis parfois, je suis pleine, lourde, soûlée d’ennui ou de fatigue, devant mes yeux tout est égal, rien ne dépasse, plus de fourmillement, d’excitation ou de curiosité, c’est mat comme du ciment, ça colmate, il faut s’alléger du trop plein, redevenir légère, refaire de la place.
“Le cliché montre une trentaine de personnes gisant à terre, dans des mares de sang”, dixit Metronews.
Chacun jugera. Cette image, vous pouvez tous la voir, elle est sur internet. Nous avons tous désormais le choix de la voir ou non : ce pouvoir est un nouvel engagement, une force citoyenne. Nous avons la capacité, le droit et le pouvoir de voir et de partager une image, de la rendre visible ou non, de l’imposer ou non. Cette image, elle est à vous, elle est entre vos mains. Peut-être avais-je besoin de photographier un petit bout de ce panorama pour tenter d’y croire quelques instants, ou peut-être ai-je voulu témoigner parce que l’on m’a appris avec diligence que la mémoire est un devoir ; peut-être ai-je tout simplement souhaité éloigner la peur la plus féroce, tapie au fond de mes tripes, peut-être ai-je voulu dessiner une rupture, ai-je voulu dire au monde et aux bourreaux qu’il n’y aura pas de négationnismes, non, pas cette fois, parce que l’image est là, quelque part, au milieu des morts, parmi eux, parmi nous.