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Alors que la mondialisation des échanges
qu’il avait prônée depuis les années 1930 était gravement mise en cause, le néolibéralisme tentait de profiter de la crise écologique et sanitaire pour se réinventer. Tandis que les avions étaient cloués au sol, la mondialisation se poursuivait par la digitalisation de toute la société à marche forcée. Télé-travail, e-commerce, e-learning, e-santé : toutes les interactions humaines étaient vidées de leur signification sociale et politique et devenaient de simples connexions entre individus entrepreneurs d’eux-mêmes, elles-mêmes assurées par le capitalisme numérique et sa marchandisation de toutes les relations. La santé, de son côté, s’émancipait de toute considération sociale, celle que les raisonnements de santé publique s’efforçaient de faire entendre depuis des décennies, pour se résumer à l’injection de produits innovants à toute la population, boostant comme jamais le capitalisme numérique (celui su Smartphone et de ses QR Code) et financiarisé (celui du Big Pharma), sur fond de destruction accélérée de l’hôpital, de la recherche et de l’éducation, mais aussi de l’état de droit. Si nous vivions bien la phase terminale du néolibéralisme, je réalisais que celle-ci risquait de durer très longtemps.
De l’écran de nos ordinateurs,
où les lettres de ce livre même sont inscrites l’une après l’autre, aux milliers d’écrans de contrôle à travers nos vies : contrôles de nos corps ; de nos intérieurs, viscères, squelettes, neurones, rétines (écrans elles aussi) ; de nos extérieurs : allées et venues, parkings, rues, banques, boutiques ; de nos représentations : écrans des appareils photos et caméras, webcams, miroirs paraboliques, téléphones portables, tablettes, salles de cinéma, télévisions, publicités, affiches lumineuses, etc. Un monde bardé d’écrans comme autant de miroirs et de barrières à la fois, images changeantes qui sont aussi des pièges. Le Grand Observateur, le Mabuse du Diabolique Docteur Mabuse (Die Tausend Augen des Dr. Mabuse, Fritz Lang, 1961) est partout. Nous n’avons même plus besoin de le citer, de le fantasmer. Il est en nous, avec nous, dans nos mains et nos yeux. Jamais non plus nos yeux (plus que nos oreilles) n’auront été soumis à de telles pressions, sujets à de telles tentations ou séductions, glissé sur autant d’horreurs.
– Le lundi je ne travaille pas vous ne voudriez pas aller au cinéma ?
et le film à peine commencé elle s’est blottie contre mon bras, j’allais dire que son parfum dans l’obscurité m’a ému, il ne m’a pas ému, il m’a ému, j’aurais pu l’embrasse mais je manque d’audace, c’est elle qui m’a attrapé par le menton après avoir retiré son chewing-gum de la bouche pour le coller au dos du fauteuil de devant, j’ai senti sur sa gencive du haut une prothèse avec deux ou trois dents qu’elle a essayé de camoufler avec la langue mais ça ne me gênait pas, j’ai seulement pensé
– Je peux encore m’arrêter là je peux encore m’arrêter là mais j’ignore pourquoi je ne me suis pas arrêté et en moi un
– Et maintenant ? sans que j’aie la réponse, j’ai pensé
– Je peux toujours trouver une excuse quelconque quand ce sera fini une tante ou un frère qui m’attend et comme je ne sais pas où elle habite et qu’elle ne sait pas où j’habite il suffira que je ne revienne plus au kiosque je ne me sentais ni excité ni content, je me sentais gêné, le blondin au mauvais crin laisse ma mie et va ton chemin timide quelle horreur, j’ai passé mon bras sur ses épaules et son tronc est venu tout entier, décidé, lent, une de ses mains me caressait la poitrine, l’autre la veste et la chemise, elle m’a pincé gentiment le téton, a aplati sa paume sur mes côtes, d’abord doucement puis plus vigoureusement, l’herboriste à moi
– Il va te faire du bien cet argent on m’avait confié un boulot, pas le patron, un autre client, c’était une femme qui tardait à payer mais pouvait payer le lendemain, je l’ai attendue à l’heure du déjeuner à la sortie de l’entreprise où elle travaillait, dès qu’elle est montée dans sa voiture je me suis assis à côté d’elle
– On a une question à régler et en trois coups les gros j’ai réglé ladite question, une créature d’une quarantaine d’années à peu près et une gifle même pas très forte, juste ce qu’il faut pour éviter les récidives seulement la vendeuse du kiosque commençait à m’échauffer, pas beaucoup, un peu mais elle commençait à m’échauffer, ils devraient faire des pantalons plus larges en haut parce que sa paume me trouvait et mois je grandissais, grandissais, j’ai commencé à compter de cent à un et à penser à la mort, ça marche bien en général, au cercueil, au cadavre, aux fleurs, à ma grand-mère en pleurs, ce genre de choses, je me suis redressé sur mon fauteuil et lui ai pincé doucement la joue pour calmer ses ardeurs, en chuchotant
– Et si quelqu’un nous voit ? en lui désignant le spectateur d’à côté avec le menton, j’ai proposé
– Et si on sortait tout de suite ? commençant à me lever exactement au moment, par chance, où le film se terminait et où les lumières faiblardes au début puis d plus en plus vives se répandaient dans la salle, je suis passé devant une première paire de genoux, devant une deuxième et j’ai atteint le strapontin en le tirant par le poignet tandis que ses pas gagnaient en assurance, un spectateur a dit une chose indigne que je n’ai pas comprise, des affiches dehors, des gens qui commençaient à sortir de la salle d’à côté, la vendeuse du kiosque, obéissante, dans une sorte de marche somnambule, un couple qui nous tournait le dos (la femme plus grande que l’homme) prenant un café au comptoir, on est passé devant la billetterie pour gagner la sortie, presque nuit dehors, l’homme, poussé par le frère du patron, me tombant dessus et glissant lentement, désarticulé, le long de mon torse, le nez en sang et les yeux presque fermés, demandant
– Ne faites pas de mal à ma fille
Enregistrés, diffusés, exposés, transférés,
mis en boucle, ces millions et millions d’objets audiovisuels circulent, nous entourent, nous y sommes plongés, nous en faisons les anneaux de nos relations, les signifiants de nos mises en commun. S’en plaindre serait vain. Vous nous direz : oublions-les. Ces nuages d’images ne sont pas aussi précieux que l’air qu’on respire. Eh bien, nous n’en sommes pas si sûrs. Les images qui nous entourent et qui sont montrées par (et qui nous montrent) d’autres hommes, d’autres systèmes, d’autres empires, se substituent aux images qu’autrefois nous pouvions encore imaginer nous-mêmes.
Peut-être cet “autrefois” n’a-t-il jamais existé. Toujours des images ont formé des images, dans une suite sans fin, qui est aussi notre histoire. Mais ici et maintenant, un tel bombardement de formes visibles, de vibrations et de couleurs qui auront été pensées, voulues, imaginées d’abord par le marché, la publicité, la mode, les journaux, nous conduit sans que nous le sachions vraiment à voir comme il faut. Comme il faut voir, compte tenu de tout ce qui se fait voir et ne cesse de monter vague après vague à l’assaut de nos nerfs.
Demain,
la technologie ne cessera d’évoluer, en même temps que la tentation de fabriquer une image plutôt que de la capter. Disons que la fixité du pixel remet en cause l’un des fondements de l’opération cinématographique : l’analyse du mouvement découpe le visible en unités discrètes, les photogrammes, qui jamais ne sont complètement identiques l’un à l’autre. D’un photogramme au suivant, il se passe quelque chose : du temps. D’une image numérique à la suivante, il peut n’y avoir aucune différence, il peut ne se marquer aucune temporalité. C’est donc la perception des durées, du passage même du temps, qui change d’un mode à l’autre. Or, le cinéma est d’abord un art du temps.