il était sur le point de se convaincre que c’était lui, et non la ville, qui avait changé. Ce qui était impossible, puisqu’il avait percé le secret de la ville, il l’avait décidé dès le moment où il avait pu déchiffrer les lettres sur son visage. Planté devant la vitrine d’un marchand de tapis, quelque chose le poussa à croire qu’il avait déjà vu les tapis exposés, qu’il y avait posé le pied, des années durant, avec des souliers crottés ou de vieilles pantoufles ; il connaissait bien, se disait-il, le marchand qui buvait du café sur le seuil de son échoppe, et qui le surveillait d’un oeil soupçonneux ; l’histoire, pleine de petites fraudes et d’escroqueries sans envergure, de cette boutique qui sentait la poussière, lui était, semblait-il, aussi familière que sa propre vie. Il eut la même impression devant les vitrines des orfèvres, des antiquaires et des marchands de chaussures. Deux ruelles plus loin, il se dit encore qu’il connaissait toutes les marchandises qui se vendaient dans le Grand Bazar, depuis les aiguières de cuivre jusqu’aux balances à fléau ; tous les vendeurs guettant le chaland derrière leur comptoir, tous les passants. Toute la ville d’Istanbul lui était familière ; elle n’avait plus aucun secret pour lui.