une fois ce chapitre terminé, on cessera à tout jamais de m’entendre, qui donc se souviendra de ce que j’ai été, prendra un instant le temps d’y penser et se souciera de moi, personne ne se souvient, ne pense, ne se soucie, on achète d’autres livres, on m’oublie et moi je reste toute seule dans ces pages sans le moindre lecteur en continuant de me réveiller à Evora à huit heures du matin en pensant qu’il est cinq heures à côté de mon mari qui dort, nous n’avons jamais eu de chiens ni d’agaves ni de mauves, nous habitons Lisbonne dans la maison que ma mère m’a laissée, j’ai tout inventé, j’ai dit que nous habitons dans la maison que ma mère m’a laissée mais ma mère ne m’a rien laissé, elle s’est contentée de mourir, si ça n’avait tenu qu’à elle, égoïste comme elle était, elle aurait emporté la maison avec elle et un paquet d’actions qui ne valaient pas un sou vaillant et qu’elle appelait mon assurance-vie, qu’elle gardait dans un coffre que nous avons mis un après-midi entier à ouvrir en essayant des clefs, des fils de fer, des pieds-de-biche, le coffre se bosselait en faisant tomber des plaques de vernis et il résistait l’obstiné jusqu’à ce que, dans un changement d’humeur, alors qu’on ne le touchait même pas, un léger sursaut du couvercle et des papiers du temps des rois serrés dans un cordon, une petite carte Présent de mon père et le portrait de mon grand-père dans son uniforme de sergent de la Marine, mon mari, m’exhibant ce tas d’ordures
– Tiens te voilà riche
tandis que je découvrais chez le sergent mes oreilles, mes yeux, tout ce qui ne me plaît pas dans mon visage et qui est passé de lui à moi, le sergent, désolé
– Excuse-moi
il devait travailler dans un secrétariat le pauvre et y copier des formulaires avec ces yeux qui aujourd’hui sont les miens, je ne l’ai même pas connu de son vivant à cause d’un anévrisme, ce qui fait qu’aussi oublié et seul que je le serai quand ce livre sera fini