Il avala sa salive à deux ou trois reprises, savoura une dernière fois le goût acre de la drogue. Autour de lui les êtres et les choses se coloraient d’une teinte plus riche, plus chatoyante, devenaient perceptibles dans leurs moindres détails. Les rires et les éclats de voix se transformaient en un murmure unique, insidieux et secret, semblable aux soupirs d’une femme sensuelle au moment de l’extase. Ses yeux s’arrêtèrent sur Nour El Dine, et il fut stupéfié par le sentiment de singulière bienveillance qui l’envahit en face de son bourreau. Par une extraordinaire acuité de perception, il découvrait, dans ce bourreau d’apparence agressive, un être torturé et inquiet, plus faible que dangereux. Quel regard de douleur ! Quelle souffrance morale se cachait sous cette façade d’autorité ! L’instinct de Gohar l’avertissait qu’il n’avait rien à craindre de cet homme. Et, chose plus étrange encore, que cet homme avait besoin de son aide et de sa pitié.

– Monsieur l’officier attend, dit Yéghen. Allons, maître, dis-nous ta pensée.

– Eh bien ! commença Gohar, je pense pouvoir expliquer la conduite de mon jeune ami. El Kordi est un homme d’une grande noblesse d’âme. Il hait l’injustice et ferait n’importe quoi pour la combattre. Il voudrait réformer le monde, mais ne sait comment s’y prendre. Je crois que ce crime l’a révolté. Il a voulu en prendre la responsabilité et s’offrir en martyr à la cause qu’il défend. Je suis content, monsieur l’officier, que tu n’aies pas pris ces aveux au sérieux. Il faut lui pardonner cette incartade. Il a agis sous le coup d’une impulsion très honorable.

– Maître ! cela est intolérable ! s’écria El Kordi. Laisse-moi t’expliquer. Je reconnais que je ne suis pas l’assassin. Mais que ce soit moi ou un autre, quelle importance ? L’important pour toi, monsieur l’officier, c’est d’arrêter quelqu’un, n’est-ce pas ? Eh bien, je m’offrais. Tu devrais m’en être reconnaissant.

– Absurde ! dit Nour El Dine. Complètement absurde. ce n’est pas cela du tout. Je veux arrêter le coupable et rien que lui.

– Pourquoi ? demanda Yéghen. Pourquoi arrêter seulement le coupable ? Excellence, tu me déçois. Tu te laisses influencer par des considérations oiseuses.

– Pourquoi ? répéta Nour El Dine. Mais ça tombe sous le sens, voyons ! Pourquoi arrêterais-je un innocent ?

– L’innocent et le coupable, dit Gohar. Il doit être difficile de choisir.

– Mais je ne choisis pas, dit Nour El Dine. J’établis ma conviction d’après certains faits irrécusables et précis. Je n’arrête un homme que lorsque je suis convaincu de sa culpabilité ! Vous êtes tous ici des gens instruits et pourtant vous me semblez n’avoir aucune idée de la loi.

– Ce n’est pas la loi qui nous intéresse, dit Yéghen, mais l’homme. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir pourquoi un homme comme toi, au lieu de jouir de sa courte vie, passe son temps à arrêter ses semblables. Je trouve cette occupation bien malsaine.

– Mais je ne fais que défendre la société contre les criminels, dit Nour El Dine. Quelle sorte de gens êtes-vous donc ? Vous vivez en dehors de la réalité !

– La réalité dont tu parles, dit Gohar, est une réalité faite de préjugés. C’est un cauchemar inventé par les hommes.

– Il n’y a pas deux réalités, dit Nour El Dine.

– Si, dit Gohar. Il y a d’abord la réalité de l’imposture, et dans laquelle tu te débats comme un poisson pris dans un filet.

– Et quelle est l’autre ?

– L’autre est une réalité souriante reflétant la simplicité de la vie. Car la vie est simple, monsieur l’officier. Que faut-il à un homme pour vivre ? Un peu de pain suffit.

– Un peu de hachisch aussi, maître ! dit Yéghen.

– Soit, mon fils ! un peu de hachisch aussi.

– Mais c’est la négation de tout progrès ! s’exclama Nour El Dine.

– Il faut choisir, dit Gohar. Le progrès ou la paix. Nous avons choisi la paix.

– Aussi, Excellence, nous t’abandonnons le progrès, dit Yéghen. Amuse-toi bien avec. Nous te souhaitons beaucoup de plaisir.