Cahier de citations


Les disparitions dont le rythme s’était calmé depuis celle des roses se produisirent deux fois de suite.

Il y eut celle des photographies puis des graines.
Au moment où ayant rassemblé tous les albums et les photos de la maison, y compris celle de ma mère dans un cadre posé sur le manteau de la cheminée, je m’apprêtais à aller les brûler dans le petit incinérateur du jardin, R tenta de toutes ses forces de me convaincre d’y renoncer.
– Les phots, ce sont des objets précieux qui conservent les souvenirs. En les brûlant, vous faites une chose irréparable. Il ne faut pas. Absolument pas.
– Mais c’est impossible de m’y soustraire. Puisque le moment de leur disparition est arrivé, lui répondis-je.
Quand vous n’aurez plus de photographies, comment vous souviendrez-vous du visage de vos parents ? me demanda-t-il d’un air profondément sérieux.
– Ce sont les photos qui disparaissent. Pas mes parents. Alors ce n’est pas grave. Je n’oublierai jamais leur visage.
– Ce ne sont peut-être que des petits morceaux de papier, mais ils contiennent quelque chose en profondeur. La lumière, le vent ou l’atmosphère, la tendresse ou la joie de celui qui a pris la photo, la pudeur ou le sourire de ceux qui sont représentés. Il faut garder éternellement toutes ces choses au fond de son coeur. C’est pourquoi on a pris la photo, vous comprenez ?
– oui, je sais. D’ailleurs, je les ai toujours conservées soigneusement. Et chaque fois que je les regardais, je pouvais faire revivre des souvenirs précieux. Ils me remplissaient de nostalgie au point de me faire souffrir d’une tristesse lancinante. Dans le petit bois des souvenirs où se dressent ici et là quelques arbres frêles, les photographies sont comme de la magnétite. Mais maintenant, il faut y renoncer. C’est inquiétant et difficile de les perdre, mais je n’ai pas suffisamment de force pour empêcher les disparitions.
– Même si vous ne pouvez pas les empêcher, vous n’êtes pas obligée de brûler les photographies. Le monde a beau se transformer, les choses importantes sont importantes. Leur essence reste inchangée. Si vous gardez les photographies, elles vous apporteront forcément quelque chose. Je ne veux pas que votre mémoire se vide encore plus.
– Non… ai-je dit en secouant faiblement la tête, maintenant regarder des photos ne fait plus rien revivre en moi. Je ne souffre même plus de nostalgie. Désormais ce ne sont rien de plus à mes yeux que des petits morceaux de papier brillant. Une nouvelle cavité s’est creusée en mon coeur. Que rien ni personne ne peut combler. C’est cela les disparitions. Je pense qu’il vous est peut-être difficile de comprendre…

Nous étions maladroitement enlacés.

Maintenant je pouvais apprécier avec mon propre corps son expression physique, son ossature solide, l’extrémité délicate de ses doigts et la souplesse de ses muscles qu’il déployait pour les clavecins. Ses bras essayaient petit à petit de combler le vide entre nous. Je ne m’y suis pas opposée.
– Il suffit de vous asseoir ici et de poser vos doigts sur le clavier, et les sons vont sortir tout de suite. Ces doigts qui sont là…
Je serrais sa main gauche. Mon véritable souhait était de rester ainsi éternellement. Et pendant ce temps-là, en paroles, je répétais que je voulais qu’il touche le clavecin et pas moi. Mais ce n’était pas contradictoire. Ma peau, mon sang, ma langue et mes tympans, tout en moi le désirait. Et je ne pouvais pas tricher.
Nous avons joint nos lèvres. La couverture est tombée une deuxième fois. Il y a eu un bruit de chaises ébranlées. Ce fut un baiser calme. Un baiser qui a réchauffé discrètement les ténèbres derrière nos paupières.
Il a fait tout ce que je voulais. Il a réveillé un à un les plaisirs gelés. Nous avons enlevé nos vêtements et nous nous sommes allongés sur la couverture sans nous éloigner un instant l’un de l’autre. Ses doigts remuaient si doucement qu’ils donnaient l’impression d’avoir peur. Comme s’il jouait sur mon corps au lieu de toucher un clavier. Sous les yeux du clavecin.

Le cinéma est l’un des rares lieux publics où l’on va pour se réjouir de manière privée quoiqu’en compagnie d’autres maniaques.

Je suis de plus en plus convaincu que tout ce qui nous éjecte de chez nous est bon et que tout ce qui nous y enferme – “la petite maison, c’est confortable” – est mortel. Aller au cinéma, c’est traverser la rue, faire la queue, fumer une cigarette dans le vestibule, acheter des pralines pour gêner son voisin pendant le film, jouir de la vue des genoux exhibés par la jeune voisine qu’un heureux hasard a bien voulu placer à nos côtés, entendre les toux, les rires mal à propos, des cris de panique… Aller au cinéma, c’est applaudir lorsque le héros vient racheter la jeune fille séquestrée par les “Commanches”. La grâce du cinéma tient de cette révélation faite à un groupe – au moins je le crois : nous ne pouvons pas arrêter, répéter ni interrompre une manifestation qui vient des hauteurs. Le cinéma n’est pas un divertissement individuel que je contrôle au gré de mes humeurs. Voir un film tout seul à la maison c’est un peu comme s’enivrer à l’eau de javel dans sa cuisine. La télévision nous soumet en revanche à des horaires et elle est aussi fugitive que le vrai cinéma. Mais la vidéo nous livre à nos caprices privés et nous ne serons jamais aussi angoissés que lorsque nous restons seuls avec nous-mêmes. Faust demanda à Méphidtophèles un moment assez beau pour qu’il puisse crier : “Arrête-toi ! ” c’est ainsi qu’il tua Marguerite…

Allant et venant, se débrouillant vaillamment, il peignait, en variant la manière, de petits paysages,

des coteaux plantés de vergers fleuris, la pluie, la neige et le soleil, l’automne, l’été, l’hiver, le printemps orageux, fantasque, riche en idées, un cerisier en fleur dans une verdure pluvieuse, une ferme dans la torpeur de midi, un torrent écumant, serti dans le vert sombre d’une forêt et d’une gorge, un flanc de montagne jaune pâle et ensoleillé (Vosges), et puis, un simple petit bout de pré émaillé de fleurs ou une friche dans la radieuse lumière du matin, humide et chatoyante, resplendissant joyeusement. Dans une espèce d’école d’art, il dessina d’après modèles des enfants, des femmes et des hommes. La nature et la peinture s’ouvraient à lui comme un infini. Ses maîtres témoignaient de son zèle et de talent. Sur sa requête, l’Etat lui alloua une modique allocation à titre d’encouragement, mais l’art est une paroi vertigineuse, et celui qui donne un peu d’argent ou quelques conseils à un artiste qui en entreprend l’ascension, n’est que rarement, ou point du tout conscient de la minceur de ce qu’il est en mesure d’offrir, en regard des difficultés qui se dressent devant l’âme et l’intelligence de cet artiste, et au travers desquelles son coeur devra se frayer un passage. Osons affirmer que les gens sur lesquels tombe, comme une pluie régulière, un salaire mensuel ou annuel, situation des plus agréables il va sans dire, que ces gens, donc, ne peuvent que malaisément se faire une idée de l’existence risquée de l’artiste indépendant. L’indépendance et la liberté supposent un combat âpre et continuel.

Or, ces “ténèbres sensibles à l’oeil” donnaient l’illusion d’une sorte de brouillard palpitant,

elles provoquaient facilement des hallucinations et, dans bien des cas, elles étaient plus terrifiantes que les ténèbres extérieures. Les manifestations de spectres ou de monstres n’étaient somme toute que des émanations de ces ténèbres, et les femmes qui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais combien de rideaux-écrans, de paravents, de cloisons mobiles, n’étaient-elles pas elles-mêmes de la famille des spectres ? Les ténèbres les enveloppant dans dix, dans vingt épaisseurs d’ombre, elles s’insinuaient en elles par le moindre interstice de leur vêture, par le col, par les manches, par le bas de la robe.

Mieux, elles devaient parfois à l’inverse, qui sait, se dégager du corps même de ces femmes, de leur bouche aux dents peintes, de la pointe de leur noire chevelure comme autant de fils d’araignée, de ces fils que crachait la maléfique “Araignée-de-terre”.

La beauté de la contingence est ce qui fête aussi bien le frémissement de ce qui nous est donné que l’ombre de ce qui nous manque.

Ni le bien ni la beauté ne sont des propositions inaltérables, éternelles, qui nous guettent à l’extérieur de la caverne de cette fugacité où se déroule l’histoire que nous incarnons. Ne nous acharnons pas à vouloir sortir de cette caverne, et ne croyons pas ceux qui disent qu’ils en sont sortis et qui se vantent d’y être retournés pour nous éblouir avec l’impalpable. Choisissons une humble tentative d’amélioration de ce qui nous semblera toujours d’une certaine façon imparfait, plutôt que de repousser avec un découragement coupable ou de tenter de lui donner une gigantesque importance jusqu’à ce que son énormité inhumaine nous accable. La seule façon, compatible avec notre contingence, de multiplier les biens que nous apprécions, c’est de les échanger, de les partager, de les communiquer à nos semblables, afin qu’ils rebondissent avec eux et qu’ils reviennent vers nous chargés d’un sens rénové. Elle est triviale cette démesure qui prétend hisser n’importe quelle signification jusqu’à une totalité qui romprait nos multiples rapports fragmentaires, partiels et successifs avec ceux qui nous regardent dans les yeux depuis la même stature que nous. Ce qui nous sauve – à nos yeux, du moins – de la non-signification réside précisément dans les prudents égards que nous manifestons à ce que nous admirons en prenant garde de ne pas le modifier. Et aussi dans la façon que nous avons de ne pas nous résigner à ses habitudes ou à sa médiocrité : l’acceptation joyeuse de la contingence n’empêche pas de lutter pour l’excellence. Nous n’entendons pas par excellence la recherche de quelque absolu (l’excellence obtenue serait tout aussi contingente que la médiocrité dépassée), mais plutôt la soif d’aller au-delà et de perfectionner ce que nous avons réussi… sans jamais franchir les limites que définit et marque le sens auquel nous pouvons prétendre.

Au-delà de la servitude volontaire

Le principe directeur du postanarchisme ? Son impératif catégorique ? Son utopie, autrement dit son idéal de la raison ? Son point vers lequel tout doit tendre ? Sa maxime directrice ? Sa formule ? Cette sublime phrase de La Boétie qui constitue le coeur de la pensée politique du Discours de la servitude volontaire : “Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres.” Car la libération ne vient d’ailleurs que du vouloir de ceux qui la désirent. Elle n’est pas une affaire qui suppose un demain, un Grand Soir mythique, elle ne tombe pas du ciel en cadeau offert par les exploiteurs. Elle ne suppose pas la charité du capitalisme ou la bienveillance des Maîtres. Elle ne surgit pas quand d’hypothètiques conditions historiques se trouvent réunies. Elle n’est pas dépendante de l’action d’une avant-garde éclairée du prolétariat. Elle n’arrive pas par la grâce de l’insurrection d’un sous-prolétariat en haillons enfin révolté. Elle advient parce qu’on refuse de donner au pouvoir ce qu’on lui donne habituellement pour être.
Le génie politique de l’ami de Montaigne (qui écrit ce grand texte de philosophie politique libertaire vers l’âge de 17 ans) est simple : nous vivons dans un état de perpétuelle angoisse car nous ne sommes jamais certains que le Maître sera bon, puisqu’il est en son pouvoir d’être méchant s’il le désire ; nous craignons le pouvoir, bien qu’il doive uniquement son existence au crédit qu’on lui donne : il suffit qu’on cesse de le soutenir, il s’effondrera de lui-même, comme un colosse aux pieds d’argile ; nous sommes une multitude et le pouvoir est un, l’agressivité, la guerre, la violence ou la brutalité ne sont pas utiles là où il suffit de ne plus entretenir ce qui nous opprime et que nous avons créé nous-mêmes ; nous nous infligeons un mal et nous pouvons arrêter cette automutilation ; nous ne voulons pas de la liberté, car rien ne serait plus facile, si nous le souhaitions, que de nous en emparer ; notre silence ou notre passivité nous font complices du pouvoir ; nous sommes nés libres, la liberté est notre bien le plus naturel (il suffit de voir comment se débat un animal pris au piège…), mais la force, puis la ruse, enfin l’habitude créent l’état de fait contre lequel nous ne rechignons plus ; la soumission génère de la veulerie, de la lâcheté, un renoncement au courage, une incapacité à la grandeur, d’où l’intérêt des gouvernants à abêtir leurs sujets ; la servitude s’entretient par la multiplication des divertissements organisés par le pouvoir en place : jadis les jeux, les spectacles, le théâtre, au temps de La Boétie, les festins et les réjouissances, aujourd’hui nos versions contemporaines à ces activités anti-subversives – le sport, les jeux vidéo, la tyrannie informatique, la société de consommation ; la servitude s’entretient également par l’association du pouvoir et du sacré – en ce sens, le système médiatique ajoute une corde contemporaine à cet arc en créant une aura magique par la virtualisation du corps du roi ; la domination se perpétue par ceux qui y trouvent intérêt et se placent aux bons endroits, car ils se trouvent payés en argent ou en symbolique, ils agissent en courroie de transmission de la servitude.

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Le coeur de pierre

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