Cahier de citations
Il y a eu,
et il y aura encore peut-être, de grands penseurs individuels dans une atmosphère d’esclavage intellectuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmosphère de peuple intellectuellement actif. (…) Là où il existe une entente tacite de ne pas remettre en question les principes, là où la discussion des questions fondamentales qui préoccupent l’humanité est estimée close, on ne peut espérer trouver cette activité intellectuelle de grande envergure qui a rendu si remarquables certaines périodes de l’histoire.
Photographier comme on empaille…
Arrêter le temps avec de la paille et des armatures en fer ou avec une pellicule argentique – même combat. Procéder d’une semblable manière pour produire l’illusion du temps stoppé entre deux moments de vie. Capter l’instant, l’immobilité gisant à l’épicentre de chaque mouvement – comme le silence habite le coeur de la musique. Jouer avec la mort qu’est toujours la durée contrainte, cette petite asphyxie qui prive de l’oxygène de la vie.
Clarissa Dalloway
se méfie follement de la musique. La musique éloigne l’incohérence sonore du monde, dit-elle, elle tranche dans le bruit sans logique, ou parfois dans la rareté du silence alors si magnifique, elle nous exile presque sans recours des choses d’ici-bas.
Clarissa est seule,
elle pense à Septimus, peut-être qu’elle le sent dans les filaments de l’air, peut-être qu’elle le respire, elle se dit : “la mort est une étreinte.” (Phrase intensément émouvante et maintenant je sais mieux pourquoi : elle dit que la mort aussi est un instant de la matière.) Cette phrase n’existe pas en anglais ni dans les autres traductions françaises. A partir de quoi, me semble-t-il, tombent toutes les pseudo-théories qui prétendent que la traduction est une perte, un défaut, une trahison, etc. Au contraire, la traduction est un gain, au sens propre : une addition offerte. La traduction multiplie les possibilités de l’émotion, elle ne les diminue pas ni ne les supprime. De toute façon : qu’est-ce qu’il y aurait à trahir exactement ? on ne voit pas. Les textes ne sont pas des saintes reliques. Ils ne véhiculent aucun sens sacré. Et les écrivains ne sont rien d’autre, la littérature tout entière rien d’autre, qu’une allégeance faite à la matière, qu’une production supplémentaire, un éloge toujours recommencé du monde.
Avoir un droit,
c’est donc, selon moi, avoir quelque chose dont la société doit ma garantir la possession. Si quelque contradicteur insiste et demande pourquoi elle le doit, je ne puis lui en donner d’autre raison que l’utilité générale. Et si ces mots ne semblent pas traduire asses pour nous l’impression [feeling] d’une obligation rigoureuse, ni justifier la force particulière de cette impression, c’est qu’il entre dans la composition du sentiment [de la justice] non pas seulement un élément rationnel, mais aussi un élément animal, la soif de représailles; et cette soif tire son intensité aussi bien que sa justification morale du genre d’utilité extraordinairement important et émouvant auquel elle correspond.
Fêtes, paillettes, simulacres,
jeux de rôle et dédoublements de l’identité participent de cette esthétique du divertissement, beaucoup moins naïve qu’il n’y paraît, puisque c’est en toute lucidité qu’elle déploie ses chorégraphies postmodernes sur les décombres d’un monde dont elle a parfaitement mesuré la dimension aliénante, les menaces toujours potentielles (qu’elles relèvent de la violence sociale ou de la violence épidémiologique) ou encore la capacité à briser l’individu, que ce soit sous la forme brutale du licenciement ou celle, plus subtile et plus perverse, des modèles les plus récents de l’économie libérale avancée.
Il n’est pas sûr
que la photographie trouve une légitimation en étant d’une quelconque utilité aux hommes. Elle pourrait être considérée comme un simple fait esthétique, sans utilité aucune.
L’objectif,
ici comme ailleurs, reste le même : créer des occasions individuelles ou communautaires d’ataraxie réelle et de sérénités effectives.