Cahier de citations


Le soir Gerald venait souvent avec moi dans la chambre noire

où je faisais alors mes premiers pas dans la photographie. La pièce, sorte de cagibi situé derrière le laboratoire de chimie, n’avait pas servi depuis des années mais ses placards et ses tiroirs renfermaient encore plusieurs étuis contenant des rouleaux de pellicule, une grosse réserve de papier photo et une collection hétéroclite d’appareils, parmi lesquels un Engin comme j’en possédai un plus tard. Essentiellement, ce qui m’a intéressé au début, c’est la forme et l’accomplissement des choses, la ligne élancée d’une rampe d’escalier, la cannelure de l’ogive sur un portail de pierre, l’enchevêtrement incroyablement précis des brins d’herbe sur une touffe desséchée. J’ai tiré des centaines de clichés de cette sorte à Stower Grange, la plupart du temps en format carré, et en revanche il m’a toujours paru inconvenant de braquer le viseur de mon appareil sur une personne. Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement.

Nous sommes peut-être chacun prisonnier

de notre propre parole (lexique, grammaire) – incapables de nous projeter dans le contexte d’autrui, et donc pas exactement sûr qu’autrui existe, ou qu’il existe dans le même monde que nous, ou qu’il existe un monde commun pour notre existence commune.

Si la poésie doit construire un monde commun,

comme il est possible après tout que ce soit son grand projet, elle n’a pas d’autre objectif alors que de trouver (au sens de trobar, au sens d’inventer) le rythme allègre d’une parole qui soit suffisamment anodine pour bâtir un espace où, nous tous, nous puissions nous tenir et nous retenir, familièrement.

En marchant, parfois, je ramasse, me remplis de tout ce qui passe.

Il n’y a alors plus de soucis, de désirs ou de préoccupations quotidiennes, il n’y a plus que ce que je vois, entends, les silhouettes, le flux, chaque détail et je n’ai plus de poids, les mots sortent de là, il faudrait avoir un stylo qui écrit au rythme de la marche, sans avoir besoin de s’arrêter, ça risquerait de le figer, le flux, de le tarir, il faudrait que les pensées directement s’écrivent, on ferait le tri plus tard, et puis parfois, je suis pleine, lourde, soûlée d’ennui ou de fatigue, devant mes yeux tout est égal, rien ne dépasse, plus de fourmillement, d’excitation ou de curiosité, c’est mat comme du ciment, ça colmate, il faut s’alléger du trop plein, redevenir légère, refaire de la place.

“Le cliché montre une trentaine de personnes gisant à terre, dans des mares de sang”, dixit Metronews.

Chacun jugera. Cette image, vous pouvez tous la voir, elle est sur internet. Nous avons tous désormais le choix de la voir ou non : ce pouvoir est un nouvel engagement, une force citoyenne. Nous avons la capacité, le droit et le pouvoir de voir et de partager une image, de la rendre visible ou non, de l’imposer ou non. Cette image, elle est à vous, elle est entre vos mains. Peut-être avais-je besoin de photographier un petit bout de ce panorama pour tenter d’y croire quelques instants, ou peut-être ai-je voulu témoigner parce que l’on m’a appris avec diligence que la mémoire est un devoir ; peut-être ai-je tout simplement souhaité éloigner la peur la plus féroce, tapie au fond de mes tripes, peut-être ai-je voulu dessiner une rupture, ai-je voulu dire au monde et aux bourreaux qu’il n’y aura pas de négationnismes, non, pas cette fois, parce que l’image est là, quelque part, au milieu des morts, parmi eux, parmi nous.

Pris en otage par les médias de masse,

que galvanise la vitesse des moyens de communication, désorienté par la dissolution, dans les discours des États, de toute volonté politique proprement dite, confronté à la corruption des classes dirigeantes, le lecteur, spectateur, citoyen est en proie à une détresse tout animale : l’impuissance. Avec le document en main, on recouvre un peu de pouvoir sur le monde. Le pouvoir de la trace, l’appui de la preuve. Les fantômes sont avec nous qui ont des expériences antérieures à faire valoir, des points de vue inactuels à porter sur l’actualité. Ils nous aident à comprendre ce que l’on savait déjà. Le document permet de faire de la politique sur un mode critique et non idéologique. La différence ? Mettre en relation des faits ou des réalités que l’habitude et les opinions séparent, distinguer ce qu’elles rapprochent. Penser autrement les continuités et les discontinuités grâce au montage.

– Prendre des images, les garder, par dizaines,

puis les lier entre elles, pour tout voir, d’un coup d’oeil, et tenter d’y voir plus clair. C’est facile. Regarde, tu prends tes deux mains, comme cela, tu les mets devant tes yeux, tu fais deux L avec le pouce et l’index des deux mains puis tu retournes la main droite et tu fais un cadre avec tes quatre doigts, tu places ton pouce de la main gauche à gauche, le pouce de la main droite à droite, l’index de la main gauche en haut, l’index de la main droite en bas. Tu mets le cadre au niveau des yeux et tu fermes un oeil, celui que tu veux. Qu’est-ce que tu vois ?

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Le coeur de pierre

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