Cahier de citations


Les travailleurs et les paresseux, les pauvres et les riches,

les jeunes et les vieux, les malades et les gens en bonne santé : tous écoutent la même chose. C’est ce que notre époque a de grand, d’émouvant, de dangereux, d’effroyable. Cette musique omniprésente va de pair avec ces immenses nouveaux immeubles qui s’étendent à longueur de rue et où tous les appartements sont disposés selon le même plan ; elle va de pair avec ces processions d’hommes qui tous les matins vont au bureau et à l’usine, et le dimanche au bord de l’eau, qui sont tous plus ou moins habillés de la même façon, qui tous ont en main le même journal où s’étalent les mêmes images et les mêmes mots ; elle va de pair avec la douzaine de visages célèbres qui sourient sur tous les écrans, sur toutes les affiches, à la ville comme à la campagne. Tous se voient proposer la même chose, tous ont la même chose à faire, et c’est ainsi qu’ils finissent par devenir tous identiques.

(…)

S’il semble bien que notre époque soit destinée à rassembler les hommes de toutes les classes et de tous les niveaux d’éducation en une culture et une communauté populaires homogènes, elle menace d’un autre côté de créer un mode de vie uniforme qui n’a plus rien à voir avec cette foisonnante diversité du même que nous aimons dans la nature. À bien y regarder, le danger vient moins de ce que tout le monde se trouve ramené à une même forme de vie que du fait qu’elle n’est plus produite par les gens eux-mêmes, comme l’expression de leur être, mais leur est imposée. Et cela signifie que la puissance créatrice de la vie individuelle, qui s’exerce justement dans l’élaboration d’une forme propre, dépérit. La véritable ressemblance naît en tant qu’expression d’être structurés d’une même façon et qui partagent les mêmes conditions de vie ; elle ne saurait être produite par la pression extérieure d’une matrice. S’il faut évaluer positivement les phénomènes de la vie moderne précédemment évoqués puisque, partant de l’homme, ils recréent, en l’élargissant, ce socle fondamental que, de nature, l’animal, le végétal et l’homme primitif ont en commun, ils sont d’autre part dangereux parce qu’ils menacent de déterminer totalement une vie dont ils devraient seulement fournir le terreau.

– Ce garçon ira loin

mais, virgule, avec un père sans argent impossible d’envisager de longues études, il a trouvé à s’embaucher dans une petite entreprise d’abord en sous-sol dans une venelle, ensuite en sous-sol dans une rue, ensuite dans un ancien garage de l’avenue, ensuite l’invitation de la firme dans laquelle il travaillait toujours, ensuite le diabète de sa mère veuve, des évanouissements, des sueurs, ensuite le plat spécial qu’il mangeait lui-aussi et qui avait un goût de papier d’emballage nom d’un chien, l’argent qui filait à la pharmacie, l’argent qui filait chez les médecins, ensuite la mort de sa mère, ensuite le mariage, ensuite les gosses, ensuite le caractère de sa femme, ensuite encore et toujours la même question

– Au bout du compte c’est ça la vie ?

et en effet c’est ça la vie, en effet ce n’est que ça la vie, par chance il a conservé son écriture parfaite et la maîtresse, fière

– Ce garçon aurait pu aller loin

si bien qu’afin d’aller loin il assistait deux fois par semaine, prétextant des cours de gym, au départ des trains de Lisbonne sans monter à bord, assis sur un banc à la gare, observant l’employé brandir son petit drapeau vert, puis rentrant chez lui à l’heure du déjeuner et s’arrêtant devant la porte le temps de rassembler son courage pour monter, virgule, les escaliers.

Nous savons que derrière chaque image révélée,

il y a une autre image plus fidèle à la réalité, et derrière cette image-là, il y en a une autre, et encore une autre derrière la dernière et ainsi de suite jusqu’à l’image vraie de cette réalité absolue et mystérieuse que personne ne verra jamais.

Aujourd’hui les images prolifèrent partout.

On en a jamais autant fait et observé. À tout moment nous pouvons entrevoir à quoi ressemblent les choses de l’autre côté de la planète, quand ce n’est pas de l’autre côté de la lune, apparences enregistrées et transmises à la vitesse de l’éclair.

Et pourtant, avec cette évolution innocente, quelque chose a changé. Ces apparences, on avait coutume de les appeler “apparences physiques”, car elles appartenaient à des corps solides. Aujourd’hui les apparences sont volatiles. Séparer l’apparent de l’existant est devenu facile grâce à l’innovation technologique. Et c’est précisément ce que la mythologie du système actuel éprouve un continuel besoin d’exploiter. Il transforme les apparences en réfractions, comme autant de mirages, mais des réfractions affectant non pas la lumière, mais l’appétit. En fait un appétit unique, celui d’acquérir toujours plus.

Un mur entier de la grande pièce où nous sommes installées

est couvert d’agrandissements de photographies des deux soeurs, prises avant et pendant la guerre. Les voici encore écolières, coiffées de jolis petits chapeaux à fleurs. Le cliché date de deux semaines avant la guerre. Des visages enfantins ordinaires rieurs, que la solennité du moment ne suffit pas à rendre sérieux. Ici elles portent déjà la tcherkeska et la bourka des cavaliers. Elles ont été photographiées en 1942. Une année seulement sépare les deux photos, mais ce sont déjà des visages différents, des personnes différentes. Et cet autre portrait que Zinaïda Vassilievna a envoyé à sa mère quand elle était au front : la vareuse arbore la première médaille de la Bravoure. Celle-là montre les deux soeurs prises le Jour de la Victoire. Qu’est-ce qui s’inscrit dans ma mémoire ? Je dirais comme un mouvement du visage : allant de la douceur de traits enfantins à un regard de femme adulte, et même à une certaine dureté, une certaine sévérité. Il est difficile de croire que ce changement s’est produit en l’espace de quelques mois, une ou deux années tout au plus. Le temps accomplit d’ordinaire ce travail de manière bien plus lente et imperceptible. Le visage d’un homme met longtemps à se modeler.

Mais la guerre allait vite à créer son image d’être humain. Elle peignait ses propres portraits.

De ce point de vue, la présence ou la compagnie des autres est pernicieuse,

elle réduit la liberté dont nous devrions disposer pour construire une personnalité et une identité adaptées à notre façon de nous voir nous-mêmes. Penser que nous sommes ce que nous croyons être est l’une des formes du bonheur. Mais les autres sont toujours là pour nous voir autrement et nous empêcher de construire notre bonheur illusoire et, au passage, notre personnalité préférée, personnalité très souvent plus complexe, il est vrai, que celle d’un personnage de fiction.

Quand les gardiens me laissèrent tranquille dans ma cellule,

j’avais mal à la bouche. Je m’aperçus alors que, dans la rue, dans les bureaux, devant les registres, je n’avais cessé d’avoir le visage comme si je riais, la moue de celui à qui il n’arrive rien de nouveau. Je m’attendais à des coups de poings, à du sang, à quelque chose. Au lieu de cela, tout le monde me regardait d’un air ennuyé, comme si on avait été au café. Le dernier vint alors que j’étais dans ma cellule, il ouvrit le judas et m’appela. “C’est pour cette fois, pensai-je, il va me passer à tabac.” Mais il me donna une gamelle, une serviette de toilette, des couverts et tout le reste. Je fus assez bête pour lui demander pourquoi on m’avait arrêté. L’autre ne répondit même pas et referma le guichet.

La journée passa de cette façon, sans histoires. Il y avait un lit de camp, je m’allongeai sur le lit de camp. Étant allongé, je voyais un peu de ciel. La fenêtre était fermée par des barreaux et des lames de verre en travers qui ne permettaient pas de regarder dans la cour. “On n’est pas mal, pensai-je, il suffirait de savoir si ça va durer.” De temps en temps quelqu’un frappait au judas – pour le pain, les achats, l’appel, le bidon d’eau. “Pourvu que ça dure”, me disais-je. On pouvait même s’acheter des cigarettes.

Il m’était resté une crainte depuis le matin : celle de ne pas avoir le temps de penser à ce que je devais répondre. de ne pas pouvoir me régler sur ce qu’ils savaient. “S’ils ont pris Pippo aussi, me disais-je, c’est fini.” Puis je disais : “Mais s’ils m’ont arrêté, ça veut dire qu’ils savent tout.”

La prison ce n’est pas d’être enfermé, c’est l’incertitude. Je marchais de long en large dans ma cellule. Je pensais aux camarades, au Commandant, à ce que racontait Scarpa. “C’est comme si on était mort, pensais-je. Ce fou-là.”

Sur la photo, elle aussi est en robe blanche.

À l’arrière plan s’épand le feuillage d’un arbre jeune, peut-être un lilas, sans fleurs, ses feuilles comme aspirées par le ciel dans un mouvement vigoureux, vertical. Elle baisse la tête et c’est une folle ou une sorcière, une fée, l’un de ces fantômes que l’on créait dans les limbes de la photographie, ses tout premiers balbutiements, pour faire croire à ce qu’une photo quelque part est toujours – l’irruption d’un mort dans le monde des vivants.

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