Cahier de citations
23 août 2001
Une nouvelle ère commence et toute chose en porte les traces. Le sentimentalisme de la survie est fini, de même que le libéralisme sexuel, philosophique et caractérologique d’après-guerre : c’est le retour d’une époque virile, d’un conformisme brutal, peut-être de la guerre. En tout cas, celui du fascisme (ou quel que soit le nom qu’on lui donne).
16 juin 2001
Ce qu’on fait aujourd’hui de la démocratie n’a pas grand chose avec la res publica ; je parlerais plutôt de démocratie de marché. Avec un peu d’autodiscipline, c’est une forme d’existence très agréable, mais elle prendra vite fin, à cause de son évolution insolente vers la centralisation de l’argent et du pouvoir ; alors c’en sera fini de l’autodiscipline et de la douceur de vivre. N’est-ce pas une sorte de fascisme discret qui nous attend, avec parure biologique, restriction totale des libertés et relatif bien-être matériel ?
Je suis russe. Je suis née en Abkhazie, et j’ai vécu longtemps à Soukhoumi.
Jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Jusqu’en 1992… Jusqu’à ce que la guerre commence. Comment éteindre de l’eau qui brûle ? C’est ce que disent les Abkhazes à propos de la guerre… Des gens qui prenaient les mêmes autobus, qui fréquentaient les mêmes écoles, ils lisaient les mêmes livres, ils vivaient dans un seul et même pays, ils parlaient tous le russe… Et voilà que maintenant, ils se tuent les uns les autres ! Le voisin tue son voisin, l’écolier son camarade de classe. Le frère tue sa soeur… Ils se faisaient la guerre ici même, à côté de chez moi. Il y a quoi ? un an ou deux, ils vivaient comme des frères, ils étaient tous komsomols et communistes. À l’école, j’écrivais dans mes rédactions : “Frères pour toujours…”, “L’Union indestructible…” Tuer un être humain ! Ce n’est pas un exploit ni même un crime… C’est quelque chose d’épouvantable ! Je l’ai vu… C’est impossible à comprendre. Je ne le comprends pas… Je vais vous parler de l’Abkhazie. Je l’aimais énormément. (Elle s’interrompt.) Et je l’aime encore, malgré tout… Je l’aime toujours. Dans chaque maison abkhaze, il y a un poignard accroché au mur. Quand un garçon naît, la famille lui offre un poignard, et de l’or. Et au mur, à côté du poignard, il y a une corne pour le vin. Les Abkhazes boivent le vin dans des cornes, cela leur sert de verre, on ne peut pas les reposer tant qu’on a pas tout bu. D’après les traditions abkhazes, le temps passé à table avec des hôtes n’est pas compté comme temps de vie, parce qu’on a bu du vin et qu’on s’est réjoui. Et le temps passé à tuer, à tirer sur quelqu’un, il compte pour quoi ? Hein ? Je pense beaucoup à la mort, maintenant.
(Elle se met à chuchoter.) La deuxième fois… Là, je n’ai pas reculé. Je me suis enfermée dans la salle de bains. J’avais tous les doigts en sang. J’ai griffé les murs, j’enfonçais mes ongles dans l’argile, dans la craie, mais au dernier moment, j’ai eu de nouveau envie de vivre. Et la ficelle s’est rompue… Finalement, je suis vivante, je peux toucher mon corps. Seulement maintenant, je n’arrête pas d’y penser… de penser à la mort.
Sans
Il faudrait toujours se poser sur la vivance des choses. Au
petit déjeuner quelqu’un :
“à cause du réchauffement des hivers les compagnies
d’électricité font moins
de bénéfices”. Sinon aussi on va détruire un hôpital non
rentable
et ses précieuses fresques d’art brut. “Oh non!” dit la
commune indignation, eh si!
mais je regarde surtout la splendeur des douves sous la
lumière oblique et
hésitante du matin, peut-être le ciel a-t-il dimanche pour
seul projet précis, avant il y avait
des dizaines de canards, où sont-ils, soupir de la propriétaire
éplorée, il reste
la profusion d’insectes des arbres et leurs feuillages
de répit intime même
si je voudrais qu’il neige complètement aujourd’hui, je
veux dire
cette poudre de protection quasi pharmaceutique
protégeant naturellement
de la peur. Il ne va pourtant pas du tout neiger mais il y a
beaucoup de soldats
dans les rues ces temps-ci, c’est une sorte de pis aller
comme d’habiter
dans un imblessable gilet pare-balles. Finalement poète =
l’infatigable fabricant
de phrases-parois derrières lesquelles se cacher pour tout
ré-apaiser calmement
d’un calme de sain et sauf. Qu’est-ce que vivre ? Cette fois-
ci l’étymologie
ne va pas pouvoir aider. En indo-européen vivre voulait
déjà dire vivre semble-t-il
et rien d’autre. C’est à nouveau le début. Peut-être qu’il
suffit d’accumuler un tas de gestes
et on verra bien le sens à la fin. Ou pas le sens : “les
abricotiers existent,
les abricotiers existent” (Inger Christensen) et il n’y a pas
de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances
et en sont restées là. C’est cela l’essentiel : se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr, pendant ce temps,
les Marie Antoinette
de l’aristocratie financière se bourrent de brioches sans
gluten : “oh
petit épeautre” glousse-t-elle pâmée sur le divan soyeux, le
corps cintré dans
sa maigreur de riche. Finalement, il est peut-être préférable
que le monde fonde
à vitesse grand v. Il y aura un nouveau déluge – je m’excuse
auprès des espèces
sacrifiées, Grand Ours Blanc et Phoque Huileux je
m’excuse –
puis un néo-Grec
viendra nous expliquer les deux raisons fondamentales à
l’être, ousia comme
disait Aristote l’ancien cette matière sans projet précis mais
pleine d’envie
et la première surtout, j’ai tellement besoin de te caresser.
Tout se passe place
Syntagma qui est une grande espérance de phrases
assemblées.
-Viens, dit-il, nous devons apprendre à additionner dans le
monde dépourvu,
imagine l’inauguration d’un république sans : sans la
possibilité paresseuse
des paysages, je veux dire où s’entre-paresser l’un l’autre,
les banques
brutalement fermées par décret unilatéral comme si les
réserves de salive
étaient épuisées ou aléatoires, sans un certain nombre de
promesses pourtant
merveilleusement à tenir, et à la lumière du soir que le soleil
nous gaspille
généreusement dans le dos, sans un seul prénom à appeler,
sans grève générale
et la consolation qu’offrent les arrière-cours parmi les chats
errants
sans la liste de tout le reste j’abrège qui sincèrement aussi
était possible.
Où courent-ils ?
Ce n’est pas une question à deux sous à propos de la mort ; mais je me demande s’ils accordent vraiment tant d’importance aux futilités. Se lever, se laver, la famille, les transports ; huit heures de travail, activité généralement extérieure à l’existence, puis les achats, à nouveau les transports, un peu de distraction, de préférence sans lien avec l’existence, faire l’amour dans le meilleur des cas, et finalement le sommeil ou l’insomnie. Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux évènements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. – Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. A présent – bien que je sois encore “en devenir” – je suis fondamentalement prêt : cela m’a pris cinquante-cinq ans et la mort peut m’attacher à moi-même à tout instant.
“Au bout de la chaîne…”
Valia Brinskaïa, douze ans,
Ingénieur
Les poupées… Aussi belles qu’elles soient… elles me rappellent toujours la guerre.
Tant que papa et maman étaient en vie, on ne parlait pas de la guerre. À présent qu’ils ne sont plus, je me dis souvent que c’est drôlement bien quand les vieux parents sont là. Tant qu’ils sont vivants, on reste des enfants… Même après la guerre…
Mon père était militaire. On vivait près de Bialystok. Pour nous, la guerre a commencé dès la première heure, dès les premières minutes. Je dors encore, mais j’entends un grondement, comme des coups de tonnerre inhabituels et continus. Je me réveille et cours à la fenêtre : au-dessus des casernes du lieu-dit Graïevo, où on va à l’école, avec ma soeur, le ciel brûle.
“Papa, c’est un orage ?”
Il répond simplement :
“Écarte-toi de la fenêtre. C’est la guerre.”
Maman lui prépare son barda. Il est souvent réveillé par des alertes. Rien d’extraordinaire, donc en apparence… J’ai sommeil… Je me laisse tomber sur mon lit parce que je n’y comprends rien. La veille, on s’est couchées tard, avec ma soeur : on est allées au cinéma. Avant-guerre, “aller au cinéma” n’avait strictement rien à voir avec aujourd’hui. On ne passait de films que les veilles de jours fériés et il n’y en avait pas beaucoup : Nous, les gars de Cronsdadt, Tachapaïev, Si, demain, la guerre…, Les Joyeux Garçons. Les séances avaient lieu à la cantine de la caserne. Les jeunes n’en rataient aucune, on connaissait tous les films par coeur. On soufflait même les répliques aux acteurs sur l’écran, on les devançait, on leur coupait la chique. On n’avait d’électricité ni au bourg ni à la caserne, on actionnait le projecteur à l’aide d’une dynamo. Dès que ça commençait à crachouiller, on laissait tout en plan et on fonçait pour avoir une place pas trop loin. Des fois, on apportait son tabouret.
La séance était longue : quand une partie s’achevait, on attendait patiemment que le projectionniste enroule la bobine suivante. Heureux, encore, quand la copie était neuve ! Sinon, à tous les coups, elle cassait, et il fallait le temps de la recoller et que ça sèche. C’était pire quand le film brûlait. Et carrément fichu quand la dynamo calait. il arrivait souvent qu’on ne voie pas la fin du film. Un ordre retentissait :
“Première compagnie, préparez-vous à sortir ! Deuxième compagnie, formation en colonne !”
Et s’il y avait une alerte, le projectionniste lui-même disparaissait. Quand les interruptions étaient trop longues, les spectateurs perdaient patience et commençaient à s’agiter : ça sifflait, ça criait… Ma soeur grimpait sur une table et annonçait : “Nous vous proposons un récital !” Elle adorait déclamer, comme on disait à l’époque. Elle ne savait pas toujours très bien son texte, mais elle n’avait pas peur de monter sur la table.
Ça lui venait de l’époque où on allait au jardin d’enfants. On était alors dans une garnison près de Gomel. Après les poèmes, on chantait toutes les deux, les gens nous bissaient pour Nos blindés sont solides et nos avions rapides. Les vitres de la cantine tremblaient quand les militaires reprenaient en choeur le refrain.
Crachant le feu, toutes d’acier étincelant,
Nos machines s’ébranleront pour un furieux combat…
Donc, 21 juin 1941… La dernière nuit d’avant-guerre… Pour la dixième fois peut-être, on avait été voir le film Si, demain, la guerre… Après la séance, les gens étaient restés longtemps encore. Mon père nous avait ramenées d’autorité à la maison : “Vous avez l’intention de dormir, ce soir ? Demain, on ne travaille pas.”
… Je me suis réveillée pour de bon quand il y a eu une explosion qui a fait voler en éclats les vitres de la cuisine. Maman emmitouflait mon petit frère Tolik, à moitié endormi, dans sa couverture. Ma soeur était déjà habillée. Papa n’était pas là.
“Vite, les filles ! pressait maman. Il y a eu une provocation à la frontière…”
On a couru vers la forêt. Maman s’essoufflait, elle portait mon petit frère et refusait de nous le donner. Elle n’arrêtait pas de répéter :
“Les filles, ne traînez pas !… Les filles, attention à vos têtes !”
Bizarrement, je me souviens qu’on avait le soleil en plein dans les yeux. La journée était radieuse. Les oiseaux chantaient. Et il y avait le vrombissement assourdissant des avions…
(…) Je ne sais plus combien de temps on est restés dans la forêt… Les explosions ont cessé. Le silence s’est fait. Les femmes ont soupiré de soulagement : “Les nôtres les ont repoussés.” Et c’est alors… dans ce silence… qu’a retenti un vrombissement d’avions… On a tous bondi sur la route. Les avions volaient en direction de la frontière : “Hourra !” Mais ces avions avaient quelque chose de “différent” : ce n’était pas “nos” ailes, leur vrombissement n’était pas le “nôtre”. C’étaient des bombardiers allemands, ils volaient à touche-touche, lentement, pesamment. ils semblaient voiler entièrement le ciel. On a commencé à les compter, on n’y est pas arrivés.
(…) Je ne saurais dire exactement… je crois me rappeler que papa est arrivé en coup de vent : “Il y a un camion pour vous évacuer.” Il a tendu à maman un gros album de photographies et une chaude couverture ouatinée : Tu envelopperas les enfants dedans, qu’ils ne prennent pas froid.” On a rien pris d’autre, tellement on se dépêchait. Ni papiers, ni passeport, ni le moindre sou. Si, on avait encore une casserole de boulettes de viande que maman avait préparées pour cette journée de repos, et les chaussures de mon frère. Ô miracle ! À la dernière minute, ma soeur avait saisi un sac dans lequel on a trouvé ensuite la robe en crêpe de Chine et les escarpins de maman. Le hasard. Peut-être que les parents étaient invités, ce jour-là ? Personne ne s’en souvenait plus. Notre paisible vie avait pris fin en un clin d’oeil, elle était passée à l’arrière plan.
C’est comme ça qu’on a été évacués…
On est vite arrivés à la gare où on a attendu longtemps. Tout vibrait et grondait. La lumière s’est éteinte. On a brûlé du papier, des journaux. Trouvé une lanterne. Elle projetait sur les murs et le plafond les énormes silhouettes des gens qui attendaient, tantôt mouvantes, tantôt figées. Mon imagination s’est aussitôt mise à caracoler : voici les Allemands dans la forteresse, les nôtres sont prisonniers… J’ai décidé de tester si je résisterais ou non à la torture. J’ai glissé une main entre deux caisses, en appuyant bien fort. J’ai hurlé de douleur. Maman a pris peur :
“Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ?”
– Je ne suis pas sûre de tenir, aux interrogatoires, si on me torture…
– Es-tu sotte ! Quels interrogatoires ? Les nôtres ne laisseront jamais passés les Allemands…”
Elle m’a caressé la tête, embrassé les cheveux.
Notre convoi était sans cesse bombardé. Dès que ça commençait, maman se couchait sur nous : “Si on doit être tués, on le sera tous ensemble ! Ou bien moi seule…” Le premier mort que j’ai vu était un petit garçon. Il était étendu par terre et regardait en l’air. Moi, j’essayais de le réveiller… Je le secouais, le secouais… Je n’arrivais pas à comprendre qu’il ne vivait plus. J’avais un morceau de sucre et je le lui tendais, rien que pour le faire lever. Il ne se levait pas…
(…) Je me souviens d’une attaque nocturne… La nuit, en général, il n’y avait pas de raids et le train roulait vite. Mais là, on y a eu droit… Les balles tambourinaient sur le toit du wagon. Les avions hurlent. Les balles qui volent… les éclats d’obus dessinent des bandes lumineuses… Juste à côté de moi, une femme est tuée. Elle ne tombe pas, il n’y a pas la place. Le wagon est plein à craquer. La femme est debout entre nous et râle. Son sang me gicle à la figure, chaud et visqueux. Mon maillot, mes culottes en sont trempés. Quand maman hurle, en m’effleurant : “Valia, ils l’ont tuée ?”, je ne peux rien répondre.
Après ça, il se fait en moi une sorte de cassure. Je sais qu’après… oui… j’ai cessé de trembler. Tout m’était égal. Je n’avais plus ni peur, ni mal, ni rien. Une espèce d’abrutissement, d’indifférence.
bien que, au cas où, sait-on jamais, surveillant le sept elle aussi,
qui se transformait en trente et un et en neuf, le sans-abri contournant la serre toujours en route, jamais je ne l’ai vu immobile, décidé, pressé, qui parmi nous porte un nom dans ce livre, qui existe pour de bon, qui suis-je réellement, ou mon mari, ou vous qui lisez, le livre, sérieusement à présent, existe-t-il, avec les balles et les frappes dans les balles le son des mots inaudible, vous ne trouvez pas, ou les mots en désordre comme les figuiers sauvages et les dunes, les gouttes de la coquille de la Vénus tombant une à une au milieu des pages dispersant les syllabes, l’ombre rapide du vol des oiseaux obscurcissant les paragraphes tout comme ils obscurcissent vos visages et le mien, mon mari éteignait la lumière avant de se coucher ou en se couchant, peu importe, si bien que si vous voulez rester avec moi vous devez vous-même allumer une lampe, si vous n’en avez pas peut-être arriverez-vous à le distinguer à mes côtés grâce à un soupir des ressorts ou une vibration du corps, il y a toujours une vibration du corps quand quelqu’un avec nous, des pas même légers, une respiration quelque part, je ne sais quoi espérant de notre part je ne sais pas quoi et ensuite, à mesure qu’on s’habitue aux ténèbres, et on s’y habitue, au bout du compte c’est bien dans les ténèbres qu’on vit, un profil à côté de nous, allongé sur le dos et les yeux fermés ou, du moins, nous convaincus que les yeux fermés parce que celui qui s’est allongé à côté de nous ne se soucie pas de nous et alors on comprend que le profil aucune autorité, peur de nous, incapable de protester, incapable de se fâcher, un susurrement qui lui appartient peut-être
Maintenant tu te rends compte
que les deux ou trois ans
de cette histoire de famille
avec tous ce que tu as entendu,
t’ont appris
que tu n’as rien appris du tout.
Tu te diras
“Il faut que j’arrête maintenant.”
“Maintenant, je vais vivre ma vie,
à ma manière, selon ma propre vérité.”
Et après,
ta vie sera différente.
À un moment donné,
tu laisseras la famille comme elle est
et tu vivras ta vie
d’une toute autre manière.
C’est mon avis.
Quant à la vérité,
oublie.
Qu’est-ce qui est vrai ?