11 juin 2017 | cahier de citations
est couvert d’agrandissements de photographies des deux soeurs, prises avant et pendant la guerre. Les voici encore écolières, coiffées de jolis petits chapeaux à fleurs. Le cliché date de deux semaines avant la guerre. Des visages enfantins ordinaires rieurs, que la solennité du moment ne suffit pas à rendre sérieux. Ici elles portent déjà la tcherkeska et la bourka des cavaliers. Elles ont été photographiées en 1942. Une année seulement sépare les deux photos, mais ce sont déjà des visages différents, des personnes différentes. Et cet autre portrait que Zinaïda Vassilievna a envoyé à sa mère quand elle était au front : la vareuse arbore la première médaille de la Bravoure. Celle-là montre les deux soeurs prises le Jour de la Victoire. Qu’est-ce qui s’inscrit dans ma mémoire ? Je dirais comme un mouvement du visage : allant de la douceur de traits enfantins à un regard de femme adulte, et même à une certaine dureté, une certaine sévérité. Il est difficile de croire que ce changement s’est produit en l’espace de quelques mois, une ou deux années tout au plus. Le temps accomplit d’ordinaire ce travail de manière bien plus lente et imperceptible. Le visage d’un homme met longtemps à se modeler.
Mais la guerre allait vite à créer son image d’être humain. Elle peignait ses propres portraits.
28 mai 2017 | cahier de citations
elle réduit la liberté dont nous devrions disposer pour construire une personnalité et une identité adaptées à notre façon de nous voir nous-mêmes. Penser que nous sommes ce que nous croyons être est l’une des formes du bonheur. Mais les autres sont toujours là pour nous voir autrement et nous empêcher de construire notre bonheur illusoire et, au passage, notre personnalité préférée, personnalité très souvent plus complexe, il est vrai, que celle d’un personnage de fiction.
16 avril 2017 | cahier de citations, passages
j’avais mal à la bouche. Je m’aperçus alors que, dans la rue, dans les bureaux, devant les registres, je n’avais cessé d’avoir le visage comme si je riais, la moue de celui à qui il n’arrive rien de nouveau. Je m’attendais à des coups de poings, à du sang, à quelque chose. Au lieu de cela, tout le monde me regardait d’un air ennuyé, comme si on avait été au café. Le dernier vint alors que j’étais dans ma cellule, il ouvrit le judas et m’appela. « C’est pour cette fois, pensai-je, il va me passer à tabac. » Mais il me donna une gamelle, une serviette de toilette, des couverts et tout le reste. Je fus assez bête pour lui demander pourquoi on m’avait arrêté. L’autre ne répondit même pas et referma le guichet.
La journée passa de cette façon, sans histoires. Il y avait un lit de camp, je m’allongeai sur le lit de camp. Étant allongé, je voyais un peu de ciel. La fenêtre était fermée par des barreaux et des lames de verre en travers qui ne permettaient pas de regarder dans la cour. « On n’est pas mal, pensai-je, il suffirait de savoir si ça va durer. » De temps en temps quelqu’un frappait au judas – pour le pain, les achats, l’appel, le bidon d’eau. « Pourvu que ça dure », me disais-je. On pouvait même s’acheter des cigarettes.
Il m’était resté une crainte depuis le matin : celle de ne pas avoir le temps de penser à ce que je devais répondre. de ne pas pouvoir me régler sur ce qu’ils savaient. « S’ils ont pris Pippo aussi, me disais-je, c’est fini. » Puis je disais : « Mais s’ils m’ont arrêté, ça veut dire qu’ils savent tout. »
La prison ce n’est pas d’être enfermé, c’est l’incertitude. Je marchais de long en large dans ma cellule. Je pensais aux camarades, au Commandant, à ce que racontait Scarpa. « C’est comme si on était mort, pensais-je. Ce fou-là. »
15 mars 2017 | cahier de citations
À l’arrière plan s’épand le feuillage d’un arbre jeune, peut-être un lilas, sans fleurs, ses feuilles comme aspirées par le ciel dans un mouvement vigoureux, vertical. Elle baisse la tête et c’est une folle ou une sorcière, une fée, l’un de ces fantômes que l’on créait dans les limbes de la photographie, ses tout premiers balbutiements, pour faire croire à ce qu’une photo quelque part est toujours – l’irruption d’un mort dans le monde des vivants.
3 mars 2017 | cahier de citations
Une nouvelle ère commence et toute chose en porte les traces. Le sentimentalisme de la survie est fini, de même que le libéralisme sexuel, philosophique et caractérologique d’après-guerre : c’est le retour d’une époque virile, d’un conformisme brutal, peut-être de la guerre. En tout cas, celui du fascisme (ou quel que soit le nom qu’on lui donne).