La classification arbitraire, le catalogage hâtif

qu’ils soient le fait de pâles sociologues ou critiques d’art, est toujours une manière déguisée d’enfermer, et partant de contrôler, des tendances novatrices qui, sans cette dénomination artificielle censée les résumer, pourraient conserver une part de subversion et de remise en cause d’un système pouvant s’avérer dangereuse pour diverses autorités, culturelles ou étatiques. Mais que penser d’un genre musical qui a inventé lui-même sa propre dénomination, prenant de court la critique spécialisée, comme c’est le cas de la musique industrielle ?

Car ce mouvement, musical mais pas seulement, possède la singularité d’avoir initié par une seule formation, qui l’a théorisé et appliqué de manière particulièrement implacable et efficace : Throbbing Gristle. Groupe anglais singulier et mythique, dont la brève existence (1975-1981) a coïncidé sensiblement avec l’apparition en Angleterre du mouvement punk (mais tout à fait en dehors de ce dernier), Throbbing Gristle a eu également cette autre particularité d’avoir été formé par des non-musiciens, la majorité de ses membres étant issus de l’art contemporain, et plus particulièrement de cette frange mal connue que l’on désigne commodément par le terme de body art. Extrême, le groupe le fut à un point rarement atteint dans toute l’histoire de la musique rock, tant par les disques définitifs qu’il a enregistrés que par son discours et son attitude, considérée comme ambigüe politiquement, qualifiée ainsi en tout cas tout au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix par une critique mal et insuffisamment renseignée.

– Blondet a raison, dit Claude Vignon.

Le Journal au lieu d’être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis ; de moyen, il s’est fait commerce ; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S’il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même. Ils auront le bénéfice de tous les êtres de raison : le mal sera fait sans que personne en soit coupable. Je serai moi Vignon, vous serez toi Lousteau, toi Blondet, toi Finot, des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque ; nous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n’engagent personne. Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s’en croit sali personnellement.

La bande-son, par exemple, même si elle est là en continu et en sourdine,

un peu confuse, un peu mêlée, c’est la nuit justement qu’elle s’éveille, incluant en elle le plus perforant des silences. La nuit, qui est de la visibilité retirée, diminuée, ouvre grandes les puissances de la conviction sonore. Et c’est là une autre pénétration, encore – tout un monde qui vient, et sur un mode qui n’est pas, il faut le souligner, celui du langage ou de l’articulation. Même si nous savons que des messages ne cessent de circuler d’un bout à l’autre de la nuit, non seulement nous ne les comprenons pas, mais ils appartiennent à un registre qui, du cri au chuintement, via des halètements mais aussi des chants, se déroule tout entier, comme sens, en dehors de ce que nous pouvons rabattre sur des significations connues ou imaginables : ce qui fait que la bande-son du monde animal (des mondes animaux), avec son effet de concert discontinu, demeure pour nous suspendue dans l’infinité de son sens – en tant que pure énigme, en tant que pur visage sonore de l’énigmatique présence de ces autres que nous.

Si les nations préfèrent considérer que la destruction de vies individuelles

et le ratage de leur histoire ne sont pas dus à elles-mêmes et à leurs propres erreurs, mais résultent plutôt d’un malheur provoqué par des forces malveillantes et étrangères, peut-être comme une malédiction nationale, le destin, voire la fatalité : eh bien alors, on peut dire qu’elles ont besoin de l’antisémitisme.

L’âme des petites nations d’Europe orientale, souffrant du complexe du père, noyées dans une perversion sadomasochiste, ne peut apparemment pas vivre sans les grands oppresseurs sur lesquels elles peuvent décharger leur malchance historique, et sans le bouc émissaire des minorités sur lequel elles peuvent reporter la haine et les ressentiments accumulés par les défaites quotidiennes. Sans l’antisémitisme, quelle identité aurait un homme constamment occupé de son identité spécifiquement hongroise ? Mais qu’est-ce que la spécificité hongroise ? Prise ainsi, elle n’apparaît que dans des affirmations négatives dont la plus simple – si on ne tourne pas autour du pot –  est la suivante : est hongrois ce qui n’est pas juif. Bon, mais qu’est-ce qui est juif ? c’est pourtant évident : ce qui n’est pas hongrois. Le juif est celui dont on peut parler en termes génériques, il est comme tous les autres juifs, on peut cerner ses caractéristiques dans un précis, à l’instar d’une espèce animale pas trop complexe (je pense naturellement à des animaux nuisibles camouflés sous une fourrure soyeuse), etc ; et comme le mot de « juif » est devenu en hongrois une insulte, le ténor politique qui s’est soudain découvert une passion nationaliste, qui tourne autour du pot et qui a vieilli dans une honorable collaboration dit seulement « étranger » – mais tout le monde sait qui il faut, à l’occasion, spolier de ses droits, stigmatiser, piller et battre à mort.

Maintenant qu’il ne désirait plus rien et que tout lui était indifférent il n’y avait ni bourg ni Lisbonne,

il y avait une mouche entre son visage et sa main qui se frottait les pattes et il n’avait pas besoin de quoi que ce soit si ce n’est d’elle, une compagne, une associée, il a eu peur que la mouche ne l’abandonne, il a eu envie de lui demander

– Reste avec moi

parce qu’il ne s’intéressait pas aux visiteurs de même qu’il ne s’intéressait pas à ce qu’il avait été ni à l’avenir qu’il pourrait avoir, des années dans une maison de province tombant en ruine pierre après pierre sous le lierre, la mouche sur une de ses paupières et lui consolé par la mouche, quelque chose qui veuille bien rester avec lui

– Il dort de plus en plus

alors qu’il ne dormait pas, il assistait au passage du temps même si le temps immobile et ses organes immobiles, le cerveau probablement encore en train de fonctionner puisqu’il se voyait courant sous la pluie d’avril vers quoi il ne se rappelait plus ou écrivant à Dieu à Noël et Dieu répondait, pour le train électrique Il avait mandaté la grand-mère

– Il trouve que c’est cher

et ça l’avait stupéfait que Dieu attentif aux prix et faisant des calculs comme elle dans un cahier d’écolier, sur la couverture une fillette avec des tresses faisant rouler un cerceau et au dos les tables de multiplication, la mouche a abandonné la paupière pour le lavabo en se frottant les pattes avec toujours autant d’énergie et l’enfant toute la nuit

– Du pain du pain