7 février 2015 | cahier de citations
enveloppe l’étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l’origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d’intelligence, de goût, l’image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu’il vous demande de reconnaître. Aussi, à l’étranger, quel repos ! J’y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité. La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein.
30 janvier 2015 | cahier de citations
20 décembre 2014 | cahier de citations
Ensuite, il commença à parler de philosophie et les gens se dispersèrent. Il dit : « Comme vous êtes étranges : vous vous rassemblez pour des jeux qui ne vous servent à rien, mais vous fuyez la philosophie qui vous servirait. »
Il discourait un jour très sérieusement, mais personne ne lui prêtait attention ; il se mit alors à siffler : aussitôt, les gens s’attroupèrent autour de lui, et Diogène de leur reprocher le sérieux qu’ils mettent à accourir pour des niaiseries tandis qu’ils tardent avec indifférence pour les choses sérieuses. « Les hommes, disait-il, entrent bien en compétition quand il s’agit de creuser des tranchées ou de jouer des pieds, mais personne n’en fait autant pour devenir honnête homme. »
2 décembre 2014 | cahier de citations
Il y eut celle des photographies puis des graines.
Au moment où ayant rassemblé tous les albums et les photos de la maison, y compris celle de ma mère dans un cadre posé sur le manteau de la cheminée, je m’apprêtais à aller les brûler dans le petit incinérateur du jardin, R tenta de toutes ses forces de me convaincre d’y renoncer.
– Les phots, ce sont des objets précieux qui conservent les souvenirs. En les brûlant, vous faites une chose irréparable. Il ne faut pas. Absolument pas.
– Mais c’est impossible de m’y soustraire. Puisque le moment de leur disparition est arrivé, lui répondis-je.
Quand vous n’aurez plus de photographies, comment vous souviendrez-vous du visage de vos parents ? me demanda-t-il d’un air profondément sérieux.
– Ce sont les photos qui disparaissent. Pas mes parents. Alors ce n’est pas grave. Je n’oublierai jamais leur visage.
– Ce ne sont peut-être que des petits morceaux de papier, mais ils contiennent quelque chose en profondeur. La lumière, le vent ou l’atmosphère, la tendresse ou la joie de celui qui a pris la photo, la pudeur ou le sourire de ceux qui sont représentés. Il faut garder éternellement toutes ces choses au fond de son coeur. C’est pourquoi on a pris la photo, vous comprenez ?
– oui, je sais. D’ailleurs, je les ai toujours conservées soigneusement. Et chaque fois que je les regardais, je pouvais faire revivre des souvenirs précieux. Ils me remplissaient de nostalgie au point de me faire souffrir d’une tristesse lancinante. Dans le petit bois des souvenirs où se dressent ici et là quelques arbres frêles, les photographies sont comme de la magnétite. Mais maintenant, il faut y renoncer. C’est inquiétant et difficile de les perdre, mais je n’ai pas suffisamment de force pour empêcher les disparitions.
– Même si vous ne pouvez pas les empêcher, vous n’êtes pas obligée de brûler les photographies. Le monde a beau se transformer, les choses importantes sont importantes. Leur essence reste inchangée. Si vous gardez les photographies, elles vous apporteront forcément quelque chose. Je ne veux pas que votre mémoire se vide encore plus.
– Non… ai-je dit en secouant faiblement la tête, maintenant regarder des photos ne fait plus rien revivre en moi. Je ne souffre même plus de nostalgie. Désormais ce ne sont rien de plus à mes yeux que des petits morceaux de papier brillant. Une nouvelle cavité s’est creusée en mon coeur. Que rien ni personne ne peut combler. C’est cela les disparitions. Je pense qu’il vous est peut-être difficile de comprendre…
15 novembre 2014 | cahier de citations
Maintenant je pouvais apprécier avec mon propre corps son expression physique, son ossature solide, l’extrémité délicate de ses doigts et la souplesse de ses muscles qu’il déployait pour les clavecins. Ses bras essayaient petit à petit de combler le vide entre nous. Je ne m’y suis pas opposée.
– Il suffit de vous asseoir ici et de poser vos doigts sur le clavier, et les sons vont sortir tout de suite. Ces doigts qui sont là…
Je serrais sa main gauche. Mon véritable souhait était de rester ainsi éternellement. Et pendant ce temps-là, en paroles, je répétais que je voulais qu’il touche le clavecin et pas moi. Mais ce n’était pas contradictoire. Ma peau, mon sang, ma langue et mes tympans, tout en moi le désirait. Et je ne pouvais pas tricher.
Nous avons joint nos lèvres. La couverture est tombée une deuxième fois. Il y a eu un bruit de chaises ébranlées. Ce fut un baiser calme. Un baiser qui a réchauffé discrètement les ténèbres derrière nos paupières.
Il a fait tout ce que je voulais. Il a réveillé un à un les plaisirs gelés. Nous avons enlevé nos vêtements et nous nous sommes allongés sur la couverture sans nous éloigner un instant l’un de l’autre. Ses doigts remuaient si doucement qu’ils donnaient l’impression d’avoir peur. Comme s’il jouait sur mon corps au lieu de toucher un clavier. Sous les yeux du clavecin.