17 avril 2012 | cahier de citations
Soudain, tout ce qui jusqu’alors avait tenu fermement s’effondrait dans cette lumière et dans cette couleur impitoyable ; les murs solides s’amollissaient comme des éponges ; toute résistance cédait. La ville devenait éloquente sous le regard qui la faisait parler : elle s’étendait devant lui, ouvrant ses pores, démasquée, vaincue, encore réticente certes, mais déjà soumise. Pareille à la pellicule plongée dans le bain révélateur, elle prenait vie derrière la fine membrane de son masque sous l’effet du regard. Sa beauté s’effritait : à sa place se figeait une platine pourrie et une dignité transie, délabrée, décatie, désarmée.
12 février 2012 | cahier de citations
Accoudé à la rampe du chemin aérien qui encerclait de ses piliers métalliques la place Tahrir, il ruminait des idées hardiment contraires aux discours propagés par des penseurs accrédités, lesquels certifiaient que la pérennité d’un pays était subordonnée à l’ordre. Le spectacle qu’il avait sous les yeux condamnait sans rémission cette affirmation imbécile. Depuis un certain temps, cette construction imaginée par des ingénieurs humanistes pour soustraire les malheureux piétons aux périls de la rue lui servait d’observatoire panoramique pour conforter son intime conviction que le monde pouvait continuer indéfiniment à vivre dans le désordre et l’anarchie. En effet, malgré la mêlée inextricable qui régnait sur la vaste place, rien ne semblait altérer l’humour de la population et sa vigoureuse aptitude aux sarcasmes. Ossama était persuadé qu’il n’y avait rien de plus chaotique que les guerres ; pourtant elles duraient des années entières et il arrivait que des généraux notoirement ignares gagnassent des batailles, le choc étant par essence grand producteur de miracles ! Il était ravi de vivre au milieu d’une race d’hommes dont aucun destin inique n’avait le pouvoir de ternir la faconde et la gaîté. Au lieu de fulminer contre les tracas imposés par la monstrueuse déchéance de leur ville, ils comportaient de façon affable et civilisée, comme s’ils n’attachaient aucune importance à des incommodités matérielles qui ne pouvaient susciter l’affliction que chez des âmes mesquines. Cette attitude digne et fière émerveillait Ossama, car elle dénotait la totale incapacité de ses compatriotes à concevoir la tragédie.
18 décembre 2011 | cahier de citations
Il avala sa salive à deux ou trois reprises, savoura une dernière fois le goût acre de la drogue. Autour de lui les êtres et les choses se coloraient d’une teinte plus riche, plus chatoyante, devenaient perceptibles dans leurs moindres détails. Les rires et les éclats de voix se transformaient en un murmure unique, insidieux et secret, semblable aux soupirs d’une femme sensuelle au moment de l’extase. Ses yeux s’arrêtèrent sur Nour El Dine, et il fut stupéfié par le sentiment de singulière bienveillance qui l’envahit en face de son bourreau. Par une extraordinaire acuité de perception, il découvrait, dans ce bourreau d’apparence agressive, un être torturé et inquiet, plus faible que dangereux. Quel regard de douleur ! Quelle souffrance morale se cachait sous cette façade d’autorité ! L’instinct de Gohar l’avertissait qu’il n’avait rien à craindre de cet homme. Et, chose plus étrange encore, que cet homme avait besoin de son aide et de sa pitié.
– Monsieur l’officier attend, dit Yéghen. Allons, maître, dis-nous ta pensée.
– Eh bien ! commença Gohar, je pense pouvoir expliquer la conduite de mon jeune ami. El Kordi est un homme d’une grande noblesse d’âme. Il hait l’injustice et ferait n’importe quoi pour la combattre. Il voudrait réformer le monde, mais ne sait comment s’y prendre. Je crois que ce crime l’a révolté. Il a voulu en prendre la responsabilité et s’offrir en martyr à la cause qu’il défend. Je suis content, monsieur l’officier, que tu n’aies pas pris ces aveux au sérieux. Il faut lui pardonner cette incartade. Il a agis sous le coup d’une impulsion très honorable.
– Maître ! cela est intolérable ! s’écria El Kordi. Laisse-moi t’expliquer. Je reconnais que je ne suis pas l’assassin. Mais que ce soit moi ou un autre, quelle importance ? L’important pour toi, monsieur l’officier, c’est d’arrêter quelqu’un, n’est-ce pas ? Eh bien, je m’offrais. Tu devrais m’en être reconnaissant.
– Absurde ! dit Nour El Dine. Complètement absurde. ce n’est pas cela du tout. Je veux arrêter le coupable et rien que lui.
– Pourquoi ? demanda Yéghen. Pourquoi arrêter seulement le coupable ? Excellence, tu me déçois. Tu te laisses influencer par des considérations oiseuses.
– Pourquoi ? répéta Nour El Dine. Mais ça tombe sous le sens, voyons ! Pourquoi arrêterais-je un innocent ?
– L’innocent et le coupable, dit Gohar. Il doit être difficile de choisir.
– Mais je ne choisis pas, dit Nour El Dine. J’établis ma conviction d’après certains faits irrécusables et précis. Je n’arrête un homme que lorsque je suis convaincu de sa culpabilité ! Vous êtes tous ici des gens instruits et pourtant vous me semblez n’avoir aucune idée de la loi.
– Ce n’est pas la loi qui nous intéresse, dit Yéghen, mais l’homme. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir pourquoi un homme comme toi, au lieu de jouir de sa courte vie, passe son temps à arrêter ses semblables. Je trouve cette occupation bien malsaine.
– Mais je ne fais que défendre la société contre les criminels, dit Nour El Dine. Quelle sorte de gens êtes-vous donc ? Vous vivez en dehors de la réalité !
– La réalité dont tu parles, dit Gohar, est une réalité faite de préjugés. C’est un cauchemar inventé par les hommes.
– Il n’y a pas deux réalités, dit Nour El Dine.
– Si, dit Gohar. Il y a d’abord la réalité de l’imposture, et dans laquelle tu te débats comme un poisson pris dans un filet.
– Et quelle est l’autre ?
– L’autre est une réalité souriante reflétant la simplicité de la vie. Car la vie est simple, monsieur l’officier. Que faut-il à un homme pour vivre ? Un peu de pain suffit.
– Un peu de hachisch aussi, maître ! dit Yéghen.
– Soit, mon fils ! un peu de hachisch aussi.
– Mais c’est la négation de tout progrès ! s’exclama Nour El Dine.
– Il faut choisir, dit Gohar. Le progrès ou la paix. Nous avons choisi la paix.
– Aussi, Excellence, nous t’abandonnons le progrès, dit Yéghen. Amuse-toi bien avec. Nous te souhaitons beaucoup de plaisir.
4 décembre 2011 | cahier de citations
3e étage : Les mains clabaudent étoffes bigarrées les mâchoires béent les yeux fouillent bourdons lointains dire s’il vous plaît comptoirs assoupis colonies de fauteuils jungle de vêtements forêts de manteaux les rubans bouillonnent les coups de coudes les boutons zyeutent amoncellements de chaussettes l’index indique pièces de 1 mark les cuisses partent des fesses.
Tenter l’amour à la sauvette avec la brune, coupe à la Titus, et tandis qu’ensuite, foulards affalés autour d’autres cous, madrée elle déchire l’étoffe qui crisse faisant sursauter les seins taille moyenne, son visage qui sourit dans le triangle de la fente et le vieux chameau, la chef de rayon, a déjà l’oeil méfiant, j’attends dans la cannaie de nylon, jambes massives de femmes.
2e étage : Des maigres font l’article, montrent, discobolent des assiettes, vases bougeoirs, des grasses grommellent dans leurs joues, des poteaux câblés feràrepassent des miroirs magiques, des ceintures serpentent des ballons accroupis esclaves bigarrés des bouches buttent sur des mots prothèses les mollets se délectent les hanches pubiennent la caisse appelle, des yeux lumignons, les dents badaudent, épient, saisissent au vol, des nez trom-pètent du cerveau.
Jupes caressant de l’ourlet les compagnes de classe (terminale) ; étalage de tapis, ménagères muettes en adoration devant (des âmes de toile cirée, des corps sacs à provisions) ; musique disque-mièvre diffusée pour nous abreuver de sons, des apprenties en blouses noires traînent d’un bout à l’autre des montagnes de cartons, l’escalier mécanique pompeux bordé de statues, et juste après des panneaux racolent pour les nattes de sol en coco râpeux : A un cinquante ! Eh, client ! Et encore sellerie maroquinerie, batteries d’accus, scie-garettes ; sirupeusement le monde court à sa perte.