L’isolement est le lot du franc-tireur

qui est seul de son parti et qui porte haute la flamme de l’exigence de la pensée. Contre vents et marées, idéologies et reniements, modes et opportunités, l’intellectuel digne de ce nom se moque des castes et des coteries, de ce qu’il faut penser et de ce qu’on attend de lui : il ose la liberté de l’esprit et fait le choix de l’intempestif nietzschéen contre l’impératif du moment.

Résumons :

l’éternité, le temps, la durée, l’instant, le moment propice, le kaïros des Grecs, voilà la chute ontologique proposée par l’artiste qui conjure le temps et le prouve avec une image. Cette icône païenne conjure le sablier dans un rituel magique qui empêche la fuite du temps, geste désespéré et récurrent, compulsif et apaisant, qui freine, puis ralentit la mort. Le photographe entretient avec le musicien un même rapport au temps, donc au néant : il le nargue malgré ou à cause de l’angoisse qui l’étreint.

L’histoire de l’art intègre dans ses lieux communs

l’idée selon laquelle la naissance de la photographie détruit une certaine façon de peindre. Nadar tue Ingres et accélère l’holocauste de ces peintres qui, tel Zeuxis, visent la représentation la plus absolument fidèle de la réalité. Les sels d’argent créent une révolution esthétique. Les impressionnistes répondent à la demande et résolvent l’aporie entr’aperçue : ils ne peignent plus le sujet mais la lumière. L’effet de la lumière sur le monde. Prétextes de cathédrales, de meules de foin, de garrigues : seules importent dès lors l’énergie, la force des luminosités. En route pour l’abstraction…

Etrangement, on ne procède jamais à rebours et l’on ne se demande pas comment photographier après cette secousse esthétique. Le tirage bromuré abolit la toile figurative, certes, mais après ? Quand une autre manière de peindre prend son tour, de quelle façon dès lors photographier ? Que faire avec son matériel sur trépied, ses plaques, puis ces appareils qui, en devenant portatifs, maniables, rapides, révolutionnent la manière de penser en termes d’image ?

L’étymologie répond. Photographier, c’est écrire avec la lumière. Autrement dire : viser un usage lumineux du monde. Lumineux à tous les sens du terme : en maîtrisant la lumière, évidemment, mais aussi en rendant le monde plus éclatant, plus visible. L’artiste a désormais le devoir de produire une épiphanie du monde, créer une réalité, capter et capturer non pas son essence, mais son existence. Pas d’art aussi peu platonicien que la photographie… La chambre obscure ne réactive pas l’allégorie de la caverne, mais le nominalisme cynique en vertu de quoi le réel coïncide avec son mode d’apparition. Le photographe, le bon, triomphe en démiurge de cette superposition.

En l’absence de perturbations atmosphériques,

assez fréquentes, le signal parvenait correctement, donnant lieu à des instants magiques. Mais souvent, à peine réussissais-je à trouver le Luxembourg qu’un cauchemar envahissait ma chambre : aprsè un « Achtung, Achtung », une voix de femme, creuse et monotone, se mettait à réciter des séries de chiffres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0 – « Eins, Zwei, Drei », etc. Cette litanie était suivie d’un morceau de musique populaire autrichienne iodlée, puis elle recommençait. J’avais vite deviné de quoi il s’agissait, et cette découverte me faisait frèmir : la guerre froide battait son plein, les chiffres étaient des informations secrètes et codées, destinées aux espions.

On les entendait partout sur les fréquences courtes et moyennes : des émetteurs allemands, russes et anglais ; il y avait là une voix lointaine de femme qui répétait « Papa November, Papa November » durant cinq minutes, au son fébrile de flûte de charmeur de serpents en arrière-fond, puis se mettait à lire en allemand des séries de chiffres : 406, 422, 348, 448, 462… D’autres stations portaient des noms tels que Papa Zulu, Charlie November, Sierra Tango, Foxtrot Bravo. Certaines avaient leur propre air de reconnaissance, par exemple cet émetteur britannique qui commençait toujours par les premières mesures d’une chanson populaire, puis une voix de femme lisait des chiffres avec un accent anglais à couper au couteau ; il y avait une station espagnole dont l’acoustique était si rudimentaire que de temps à autre, on entendait un coq crier. La plus effrayante d’entre elles commençait par quelques notes sortant d’une boîte à musique, suivies des chiffres prononcées par une voix de jeune fille allemande, douce et innocente.