– Tu en veux ?

et ma mère, m’obligeant à marcher plus vite
– Ne réponds pas
non, je me suis trompée, ça ne me concerne pas, ça concerne la femme à la bergeronnette et à la plage, celle qui m’a ordonné
– C’est toi qui vas clore ce livre
celle qui nous commande ou à qui on a commandé de nous commander, un type que je ne connais pas s’énervant contre nous, apportant des modifications, nous remplaçant l’un par l’autre
(- Ce n’est pas comme ça zut alors)
reprenant du début, le type qui a décidé il n’y a pas longtemps, je crois
– C’est toi qui vas clore le livre
et bien qu’il se repente de me faire clore le livre il continue d’écrire par entêtement, autrement dit je suis dans cet appartement par très loin de Beato à attendre quelqu’un qui ne viendra pas ou alors n’attendant rien, n’entendant rien, ne parlant pas, je suis avec la bellerine sur le guéridon que je ne regarde pas et que je ne remonte jamais, on m’a photographiée avec elle le jour de ma première communion à l’époque où sa petite musique plaisait aux gens, le mari de ma cousine l’a apportée un jour de la foire de Pombal où elle et trente autres, certaines avec des jupes bleues, d’autres avec des jupes vertes, sur un bout de tissu par terre, le mari de ma cousine, sans refermer la porte
(signe d’enthousiasme)
l’a débarrassée de son papier de soie, d’un deuxième papier de soie, d’un troisième papier, pas de soie, une feuille de journal
(les blancs jouent et gagnent)
en nous appelant
– Venez voir
il a donné sept ou huit tours avec une sorte de clé, nous a fait reculer en agitant ses mains en l’air
– Attendez voir
il a défroissé la jupe du bout des doigts
– Il y en avait en bleu et il y en avait en vert
ma cousine
– J’aurais préféré le vert
et la ballerine, tressaillant à mi-parcours sur une résistance quelconque, un défaut du mécanisme, une pointe, une aspérité, s’est mise à bouger, le mari de ma cousine, à ma cousine avec un calme haineux, lent, trop calme et trop lent derrière lequel on devinait des cris, un coup de pied dans une chaise, une bouteille qui tombait
– Tu aurais préféré le vert ? Et pourquoi ça ?
et avant que ma cousine n’ait énuméré des raisons, à mesure que la musique pas encore des petites gouttes, une pluie de notes, celles qu’au printemps, quand par hasard un nuage, chantent les géraniums, à mesure que la musique devenait plus rapide, plus claire et que la ballerine bondissait sur l’aspérité, se penchant vers la droite et vers la gauche avec une expression impassible
(au début, des yeux, des lèvres, ses traits complets, des crins dans des trous, quatre ou cinq, imitant des cheveux)
la ballerine une secousse sur le défaut du mécanisme
(comme moi parfois à cause de ma cuisse)
avant de le sauter en faisant une embardée, ma cousine, pleine de remords
– Ne va pas penser que je n’aime pas le bleu
une des bouteilles du buffet s’approchait du bord, indécise
– Je tombe avant les autres ?
des larmes n’appartenant à personne pendaient au plafond dans le salon à la recherche de paupières

Je ne peux pas ignorer,

assenait-il, l’importance de la dimension humaine, elle demeure pour moi une constante préoccupation, c’est en vertu de celle-ci que j’ai insisté pour que vous participiez personnellement à toutes les réunions relatives aux choix fondamentaux de la société. Et si, pendant cette longue épreuve qu’a été pour nous la restructuration, je vous ai demandé d’affiner et d’affiner encore les critères d’évaluation du personnel, c’est parce que j’ai toujours eu le souci de conjuguer le facteur humain avec les nécessités économiques. Même au plus fort de la crise, sachez que je n’ai jamais ignoré combien cette question était centrale. Toute entreprise, de l’ouvrier au directeur, s’y voit un jour confrontée. De l’ouvrier au directeur, ponctua-t-il. Puis il marqua un long silence, je vis sa bouche se tordre, et tandis qu’une ombre de frayeur passait dans son regard, je l’entendis déclarer à voix sombre en pesant sur chaque syllabe : je sais très bien, monsieur, que c’est Karl Rose qui vous a mandaté pour me surveiller.

L’architecture contemporaine

est souvent production de célébrités – générant en province ces clones, qui se constituent une gloire locale en pillant les magazines spécialisés et en recopiant plus ou moins précisément les dessins qui triomphent sur le restant de la planète. Le style cosmopolite définit la patte d’une poignée d’architectes actifs sur le globe, chacun se marquant formellement à la culotte. Peu de ruptures franchement lisibles dans ce monde uniforme qui réplique et duplique l’uniformisation planétaire des goûts et des modes de vie. Un même bâtiment pour tous ? Le rêve de tous les régimes totalitaires qui n’en espéraient pas tant pour nourrir la servitude volontaire.

Quand il entra dans le marché aux pantoufles,

il était sur le point de se convaincre que c’était lui, et non la ville, qui avait changé. Ce qui était impossible, puisqu’il avait percé le secret de la ville, il l’avait décidé dès le moment où il avait pu déchiffrer les lettres sur son visage. Planté devant la vitrine d’un marchand de tapis, quelque chose le poussa à croire qu’il avait déjà vu les tapis exposés, qu’il y avait posé le pied, des années durant, avec des souliers crottés ou de vieilles pantoufles ; il connaissait bien, se disait-il, le marchand qui buvait du café sur le seuil de son échoppe, et qui le surveillait d’un oeil soupçonneux ; l’histoire, pleine de petites fraudes et d’escroqueries sans envergure, de cette boutique qui sentait la poussière, lui était, semblait-il, aussi familière que sa propre vie. Il eut la même impression devant les vitrines des orfèvres, des antiquaires et des marchands de chaussures. Deux ruelles plus loin, il se dit encore qu’il connaissait toutes les marchandises qui se vendaient dans le Grand Bazar, depuis les aiguières de cuivre jusqu’aux balances à fléau ; tous les vendeurs guettant le chaland derrière leur comptoir, tous les passants. Toute la ville d’Istanbul lui était familière ; elle n’avait plus aucun secret pour lui.

N’appelle-t-on pas « cinéma »,

désormais, de manière frauduleuse, des réalisations audiovisuelles qui ne sont en réalité que des téléfilms, produits par des chaînes de télévision françaises, pour elles, et selon leurs normes ? Si l’on continue à nommer cela « cinéma », et à pratiquer l’hypocrite fiction du « passage en salles », n’est-ce pass avant tout pour permettre à ces produits d’obtenir des subventions, et accroître ainsi les profits des chaînes qui les commandent ? Il y eut un art, en somme, qui sut, comme tous les arts, développer un langage spécifique, formidablement riche et varié, créer une esthétique, de la beauté, et élargir notre intelligence du monde : c’est tout cela qui semble liquidé, dès lors que le « cinéma » devient, deplus en plus, une marchandise comme les autres.