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Il est humiliant de regarder certains morts.
Ils ne sont plus l’affaire d’autrui : nos sentiments ne sont pas ceux de quelqu’un qui serait passé par là par hasard. On a l’impression que le même destin qui a abattu ces corps, nous cloue là, nous-mêmes, à les regarder, à nous en remplir les yeux. Ce n’est pas la peur, ce n’est pas la lâcheté coutumière. On se sent humiliés parce qu’on réalise – on touche avec les yeux – que nous pourrions nous trouver à la place du mort : il n’y aurait pas la moindre différence, et si nous sommes en vie, nous le devons à ce cadavre ensanglanté. C’est pourquoi chaque guerre est une guerre civile : tous ceux qui tombent ressemblent à ceux qui survivent, et leur en demandent raison.
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” Je veux vous poser une question depuis tout à l’heure.
Pourquoi l’hôtel s’appelle Alphaville ?
– Alors ça… Je pense que c’est le patron qui a choisi. Tu sais, les noms des love-hotels, c’est du n’importe quoi. Au final, c’est un lieu de rencontres pour hommes et femmes. Donc, il faut juste qu’il y ait un lit et une salle de bains. Et le nom, tout le monde s’en fiche. Quelqu’un en a l’idée, et ça suffit. Pourquoi demandes-tu ça ?
– Parce que, Alphaville, c’est un de mes films préférés. De Jean-Luc Godard.
– Jamais entendu parler.
– C’est un vieux film français des années 60.
– Ah, peut-être que ça vient de là… Je demanderai au patron la prochaine fois. Et ça veut dire quoi, Alphaville ?
– C’est le nom d’une cité imaginaire du futur, répond Mari. Une ville quelque part dans notre galaxie.
– Alors, c’est un film s de science-fiction ? Comme Star wars ?
– Non, pas vraiment. Il n’y a pas d’action, ni d’effets spéciaux. Je ne vois pas comment l’expliquer. C’est un film abstrait. Ou conceptuel. En noir et blanc. Sans dialogues. On ne peut le voir que dans des cinémas d’art et d’essai.
– Conceptuel… Tu veux dire quoi ?
– Par exemple, dans Alphaville, les gens qui ont pleuré se font arrêter et exécuter sur la place publique.
– Pourquoi ?
– Parce que, dans cette cité, les habitants n’ont pas le droit de ressentir les choses en profondeur. Donc, il n’y a pas non plus de sentiments. Il n’y a ni irony ni contradiction. Tout se traite au moyen de formules mathématiques. De manière centralisée.”