..
.
..
Aujourd’hui les images prolifèrent partout.
On en a jamais autant fait et observé. À tout moment nous pouvons entrevoir à quoi ressemblent les choses de l’autre côté de la planète, quand ce n’est pas de l’autre côté de la lune, apparences enregistrées et transmises à la vitesse de l’éclair.
Et pourtant, avec cette évolution innocente, quelque chose a changé. Ces apparences, on avait coutume de les appeler “apparences physiques”, car elles appartenaient à des corps solides. Aujourd’hui les apparences sont volatiles. Séparer l’apparent de l’existant est devenu facile grâce à l’innovation technologique. Et c’est précisément ce que la mythologie du système actuel éprouve un continuel besoin d’exploiter. Il transforme les apparences en réfractions, comme autant de mirages, mais des réfractions affectant non pas la lumière, mais l’appétit. En fait un appétit unique, celui d’acquérir toujours plus.
Un mur entier de la grande pièce où nous sommes installées
est couvert d’agrandissements de photographies des deux soeurs, prises avant et pendant la guerre. Les voici encore écolières, coiffées de jolis petits chapeaux à fleurs. Le cliché date de deux semaines avant la guerre. Des visages enfantins ordinaires rieurs, que la solennité du moment ne suffit pas à rendre sérieux. Ici elles portent déjà la tcherkeska et la bourka des cavaliers. Elles ont été photographiées en 1942. Une année seulement sépare les deux photos, mais ce sont déjà des visages différents, des personnes différentes. Et cet autre portrait que Zinaïda Vassilievna a envoyé à sa mère quand elle était au front : la vareuse arbore la première médaille de la Bravoure. Celle-là montre les deux soeurs prises le Jour de la Victoire. Qu’est-ce qui s’inscrit dans ma mémoire ? Je dirais comme un mouvement du visage : allant de la douceur de traits enfantins à un regard de femme adulte, et même à une certaine dureté, une certaine sévérité. Il est difficile de croire que ce changement s’est produit en l’espace de quelques mois, une ou deux années tout au plus. Le temps accomplit d’ordinaire ce travail de manière bien plus lente et imperceptible. Le visage d’un homme met longtemps à se modeler.
Mais la guerre allait vite à créer son image d’être humain. Elle peignait ses propres portraits.
.
De ce point de vue, la présence ou la compagnie des autres est pernicieuse,
elle réduit la liberté dont nous devrions disposer pour construire une personnalité et une identité adaptées à notre façon de nous voir nous-mêmes. Penser que nous sommes ce que nous croyons être est l’une des formes du bonheur. Mais les autres sont toujours là pour nous voir autrement et nous empêcher de construire notre bonheur illusoire et, au passage, notre personnalité préférée, personnalité très souvent plus complexe, il est vrai, que celle d’un personnage de fiction.