Maintenant qu’il ne désirait plus rien et que tout lui était indifférent il n’y avait ni bourg ni Lisbonne,
il y avait une mouche entre son visage et sa main qui se frottait les pattes et il n’avait pas besoin de quoi que ce soit si ce n’est d’elle, une compagne, une associée, il a eu peur que la mouche ne l’abandonne, il a eu envie de lui demander
– Reste avec moi
parce qu’il ne s’intéressait pas aux visiteurs de même qu’il ne s’intéressait pas à ce qu’il avait été ni à l’avenir qu’il pourrait avoir, des années dans une maison de province tombant en ruine pierre après pierre sous le lierre, la mouche sur une de ses paupières et lui consolé par la mouche, quelque chose qui veuille bien rester avec lui
– Il dort de plus en plus
alors qu’il ne dormait pas, il assistait au passage du temps même si le temps immobile et ses organes immobiles, le cerveau probablement encore en train de fonctionner puisqu’il se voyait courant sous la pluie d’avril vers quoi il ne se rappelait plus ou écrivant à Dieu à Noël et Dieu répondait, pour le train électrique Il avait mandaté la grand-mère
– Il trouve que c’est cher
et ça l’avait stupéfait que Dieu attentif aux prix et faisant des calculs comme elle dans un cahier d’écolier, sur la couverture une fillette avec des tresses faisant rouler un cerceau et au dos les tables de multiplication, la mouche a abandonné la paupière pour le lavabo en se frottant les pattes avec toujours autant d’énergie et l’enfant toute la nuit
– Du pain du pain
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#72
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Notre époque vit selon l’ordre platonicien :
on sait que, dans l’allégorie de la caverne, Platon dénonce les abusés qui croient à la vérité des ombres et ignorent qu’elles procèdent de la vérité d’objets réels. Enchaînés, autrement dit entravés par leur ignorance du mécanisme de production des simulacres, les esclaves se trompent en prenant le virtuel pour le réel. Le téléspectateur s’avère lui aussi un esclave enchaîné qui prend pour vraie la construction d’une fiction et méconnaît la vérité de la réalité qui est réalité de la vérité. Nombre d’auditeurs et de téléspectateurs, sinon de dévots des écrans, croient plus à l’illusion qu’à la matérialité du monde.
Le temps du cosmos, un ordre plurimillénaire, a disparu au profit du temps des machines à produire de la virtualité. Le virtuel est devenu le réel de nos temps nihilistes ; le réel, le virtuel de ces mêmes temps. Dans la configuration de ce temps de leurre, le réel n’a pas eu lieu ; et ce qui a eu lieu de façon virtuelle devient le réel. La passage à la télévision crée une réalité virtuelle qui étonne ceux qui, ensuite, voient dans la rue la personne surtout vue dans le téléviseur : ce qui étonne n’est pas d’être vu sur un écran, mais, après avoir été vu de façon pixelisée, d’être surpris dans sa matérialité alors effacée. Le fantasmatique n’est pas d’être dématérialisé dans un média, mais d’être rencontré comme matérialisé dans la vie quotidienne. Le vrai réel empirique est mort au profit d’un faux réel transcendantal qui fait désormais la loi. Nous n’avons jamais été aussi platoniciens !
Cette étrange dilution des temps vrais dans un faux temps nie le passé autant que l’avenir. Ce qui fut, tout comme ce qui sera, n’a pas été et ne sera pas, donc n’est pas. Ce qui est ? Juste un instant sans lien avec l’avant et l’après. Un point incapable de prendre place dans le processus qui jadis faisait une ligne. Quand on convoque le passé, c’est pour le penser en regard de l’instant et de ses scories : on ne saisit plus intellectuellement 1789 qu’en regard de ce que nous savons de Thermidor et du 18 Brumaire, voire de la révolution bolchévique, des évènements qui eux-mêmes se trouvent intégrés dans une vulgate apprise sur le principe du catéchisme. Le passé est mort quand on ne sait plus l’appréhender sans les instruments nihilistes de l’instant.
Ce temps dissocié de ses attaches avec le passé et le futur, ce temps intemporel définit le temps mort. Nous vivons dans le temps mort construit par les machines à virtualiser le réel. Le téléphone abolit les distances, la radio aussi ; la télévision, quant à elle, abolit les distances mais aussi le temps. L’instant du tweet et du texto ne s’inscrit dans aucun mouvement. temps mort présenté comme temps vif, temps décomposé qu’on imagine quintessence du temps post-moderne, temps déraciné d’un monde hors sol.