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Michael Kohlhaas témoigne à mon sens également d’une formidable intuition de notre monde contemporain : comment un marchand respecté, mari aimant, père attentif, devient-il un véritable fanatique, pur corps porteur d’idée fixe ? Quelle puissance de mort se met soudain à l’oeuvre chez ce paisible commerçant d’il y a cinq siècles ? Il y a, dans ces questions, l’essentiel de nos inquiétudes politiques pour le monde d’aujourd’hui. Kohlhaas est-il un révolutionnaire ? Est-il une sorte de terroriste avant la lettre ?
Victime d’une injustice, Kohlhaas réclame son droit mais la société ne s’acquitte pas de son devoir envers lui. Il s’en déclare alors brutalement l’ennemi et choisit la violence, avec pour seul guide moral un sens de la justice affuté comme une lame. Il entraîne sa troupe dans des actions brutales, sans stratégie politique. Sa cause est individuelle, pas collective. Obtenir réparation devient pour lui plus important que la vie. La sienne ou celle des autres.
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– Tout cela est très bien, mon cher ami ; pensons à présent à mon pauvre frère.
Quoiqu’il soit soldat, il me semble que nous ne pouvons pas le laisser filer son câble sans un mot de consolation et une parole d’adieu. Cette affaire a été malheureuse sous tous les rapports : au surplus, c’est ce qu’on devait attendre en considérant l’état des choses et la nature de la navigation. Il faut tâcher de nous en tirer le mieux possible et d’aider le digne homme à démarrer sans trop tendre ses tournevires. La mort n’est qu’une circonstance après tout, maître Pathfinder, et c’en est une d’un caractère très général, puisque nous devons tous nous y soumettre tôt ou tard.
– Vrai, très vrai, et c’est pour cette raison qu’il me paraît sage d’être toujours prêt. J’ai souvent pensé, Eau-Salée, que le plus heureux est celui qui a le moins à laisser derrière lui quand l’heure du départ arrive. Me voici par exemple, moi, simple chasseur, coureur, guide, n’ayant pas un pouce de terre, que je puisse dire à moi, et cependant jouissant et possédant plus que le grand patron d’Albany, avec le ciel sur ma tête pour me faire souvenir de la dernière grand-chasse, et quand j’ai les feuilles sèches sous mes pieds, je foule le sol aussi librement que si j’en étais le seigneur et maître. Que puis-je désirer de plus ? Je ne prétends pas ne rien aimer de ce qui appartient à la terre, car il s’y trouve quelques objets que j’aime, mais seulement un peu, si ce n’est Mabel Dunham, et je ne puis les emporter avec moi. J’ai dans le fort quelques chiens dont je fais beaucoup de cas ; mais ils font trop de bruit pour un temps de guerre, ce qui nous force de vivre séparés pendant qu’elle dure ; puis je pense qu’il me serait pénible de quitter Tue-Daim, mais je ne vois nulle raison pour ne pas nous mettre dans la même tombe, car nous sommes aussi près que possible de la même taille, – six pieds à l’épaisseur d’un cheveu près ; mais hormis ces choses, une pipe que le sergent m’a donnée et quelques souvenirs reçus des voyageurs, et que je puis mettre tous dans un sac, qui sera placé sous ma tête, quand l’ordre viendra de marcher, je serai prêt à la minute ; permettez-moi de vous dire, maître Cap, que c’est ce que j’appelle aussi une circonstance.
– Je pense absolument de même, dit le marin ; – et tous deux se dirigèrent vers le fort beaucoup trop occupés de leurs idées morales pour se rappeler le triste devoir qu’ils allaient remplir.