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Applaudir au développement des énergies alternatives sans les mettre au service de l’autogestion,
c’est donner des gages à une exploitation en habits neufs, aussi retorse que l’ancienne.
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Il y a dans la tyrannie du travail, rompant à son esprit et à ses cadences jusqu’aux moindres jouissances, une trahison de l’enfance et des promesses que la maturité lui laissait entrevoir.
Comment ignorer que cette plaie, rouverte à chaque instant, est la cause principale de notre détresse existentielle, la mal être qui affecte l’univers entier ? Qu’en la vie dépecée par le travail réside le malaise de notre civilisation ?
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Le consumérisme a imposé un ordre de mesure à la représentation de soi, à l’art des apparences, à la mise en scène du quotidien, aux fastes dérisoires du mal de survie. Il a gradué le prix des êtres selon le prix des choses qu’ils ont le pouvoir d’acheter.
Ainsi, au rythme de la crétinisation publicitaire, le culte de la mode s’est érigé en critère d’excellence et d’exclusion. L’emprise du marché exerce sur l’enfance un pouvoir de subordination qui substitue au désir d’être soi cette envie de paraître, essentiellement compétitive, d’où procèdent l’agressivité, la frustration, la violence, l’instinct prédateur.
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Dénoncer une injustice ou une barbarie sans entreprendre d’éradiquer le mal à la racine expose à un risque dont tout pouvoir constitué sait habilement tirer profit : il cherche des coupables au lieu d’agir sur les conditions qui les produisent.
La vieille tradition du bouc émissaire imprègne de ses suintements nauséabonds la plupart de nos comportements. La plus lâche des commodités consiste à se délecter impunément de son malaise, de ses humeurs sur un proche, un voisin, un compagnon, soudain accusés de déviation, de carence, de trahison, plutôt que de s’en prendre à la cause des contrariétés.
L’honnête dénonciateur d’une indignité se mue avec aisance, sinon avec complaisance, en un indigne délateur. Le négatif tient sa proie et la proie se fait prédatrice. Illuminé de vérités dogmatiques, le sentiment humain s’obscurcit et rejoint l’ombre où croupissent indistinctement les objets d’un opprobre vrai ou faux.
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C’est étonnant de voir avec quelle avidité les gens passent en revue la “lecture”,
comme on dit, empilée dans l’antichambre des médecins et des dentistes. Est-ce pour s’empêcher de penser à l’épreuve qui les attend ? Ou est-ce pour rattraper le temps perdu, pour “se mettre au courant”, comme ils disent, de l’actualité ? Mes quelques observations personnelles me disent que ces gens-là ont déjà absorbé plus que leur part d'”actualité”, c’est-à-dire de guerre, d’accidents, de guerre encore, de désastres, d’autre guerre, de meurtres, de guerre encore, de suicides, d’autre guerre, de vols de banque, de guerre, et encore de guerre chaude ou froide. Ce sont sans aucun doute les mêmes gens qui font marcher la radio la plus grande partie du jour et de la nuit, qui vont au cinéma aussi souvent que possible – et y ingurgitent encore des nouvelles, encore de l'”actualité” – et qui achètent des postes de télévision à leurs enfants. Tout cela pour être informés ! Mais que savent-ils en fait qui vaille la peine d’être su de ces évènements si importants qui bouleversent le monde ?
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L’homme qui était entré dans le cabinet du juge,
et sur lequel ce dernier leva aussitôt ses calmes yeux bleus, ne présentait aucune caractéristique physique, ni la moindre indication physique d’une caractéristique morale, par lesquelles il eût pu passer pour remarquable au milieu d’un groupe de personnes. Il était de taille moyenne, légèrement chauve avec un front haut, il portait une moustache et une barbe mal taillées et d’un châtain grisonnant, comme ses cheveux. Il était vêtu de gris – un costume et un pardessus en état avancé d’usure. Son aspect général donnait l’impression d’une banalité intelligente : son aspect vestimentaire, celui d’un célibataire ni soigneux ni négligé ; il avait un air simple sans être vraiment humble, et son expression était directe sans être impudente. Il avança respectueusement, d’une façon ni élégante, ni grossière, vers le bureau du juge, puis, arrivé tout près, il le salua d’une inclinaison de la tête involontairement sèche.
– Vous vouliez me parler ? demanda le juge. Je suis en ce moment un peu occupé, mais j’ai tout de même tenu à vous recevoir. C’est à quel propos ?
– A propos de la mort d’un homme appelé Carlos Vargas, répondit le nouveau venu.
– Vous êtes monsieur Quaresma, Abilio Quaresma, si je ne m’abuse ? Il me semble que c’est ce que l’huissier m’a dit…
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La nuit, il va sans dire que la perplexité est infiniement plus grande.
Dans nos promenades les plus ordinaires nous ne cessons, tout inconsciemment que ce soit, de gouverner comme des pilotes d’après certains fanaux et promontoires bien connus, et dépassons-nous notre course habituelle, que nous emportons encore dans le souvenir l’aspect de quelque cap voisin; ce n’est que lorsque nous sommes complètement perdus, ou qu’on nous a fait tourner sur nous-mêmes – car il suffit en ce monde qu’on vous fasse tourner une fois sur vous-même les yeux fermés pour que vous soyez perdu – que nous apprécions l’étendue et l’inconnu de la Nature. Il faut à tout homme réapprendre ses points cardinaux aussi souvent qu’il sort soit du sommeil, soit d’une préoccupation quelconque. Ce n’est que lorsque nous sommes perdus – en d’autres termes, ce n’est que lorsque nous avons perdu le monde – que nous commençons à nous retrouver, et nous rendons compte du point où nous sommes, ainsi que de l’étendue infinie de nos rapports.