le père Evers glapissait et tremblait comme une vieille loque noire. A tâtons, j’empoignai Käthe par où je pus et déjà nous galopions, côte à côte, à la poursuite du vent, dans la sinistre direction, . Nos semelles claquaient et nous franchissions les clôtures d’un seul bond, comme à la course d’obstacles. Deux corneilles passèrent au-dessus de nos têtes avec un bruit de ferraille rouillée. L’une d’elles se retourna pour m’insulter : Mac-roh. Mac-roh !
Un nouvel ébranlement sourd, suivi de chocs répétés, et, au loin, les maisons, de toutes leurs vitres brisées, éclatèrent d’un rire aigu et démentiel. La nuit applaudissait à tout rompre, frappant allègrement ses poings bourrés d’explosifs. D’innombrables détonations couraient à l’horizon (ce jour-là, les éclairs zébraient le ciel de bas en haut ; chacun tonnait comme un petit Jupiter, avant de disparaître dans un nuage épouvanté !).
La longue route était agitée de tremblements nerveux. Un arbre pointait vers nous un doigt monstrueux : il se mit à tanguer et referma derrière nous la cage de ses branches. Nous progressions à grand-peine sur cette terre quadrillée de rouge, à travers des ruines tapissées d’une doublure de flammes. Nous mastiquions laborieusement la gelée fuligineuse de l’air, repoussions de nos paumes tendues l’assaut des lumières tumultueuses, et nos pieds, presque confondus, frappaient en cadence le sol, dans nos souliers mal lacés. Des balafres lumineuses lacéraient nos visages, devenus méconnaissables. Le tonnerre exprimait le suc de tous nos pores et de toutes nos glandes, emplissait nos bouches ouvertes d’interminables avalanches de bâillons : puis, les larmes brutales se remirent à nous hacher menu.
Tous les arbres déguisés en flammes (près de la dune) : la façade d’une maison se met en marche, mal assurée, une écume rouge au coin de la gueule. Ses fenêtres : des yeux qui flamboient. Des sphères ferrugineuses, hautes comme des maisons, roulaient leur tonnerre autour de nous : noirâtres, de celles dont le bruit à lui seul est mortel ! Je me jette sur Käthe, l’enserre dans mes bras crispés, la serre à lui faire mal, ma grande Louve. La nuit se fend en deux et nous nous écroulons sur le sol, morts, foudroyés (mais nous nous sommes redressés, pleins de défi, pour errer à nouveau, pantelants et perdus, entre les cratères).
Deux rails s’étaient détachés et volaient dans l’air, croisés en pinces de homard ; leur tenaille décrivit un cercle en vrombissant affectueusement au-dessus de nos têtes (et nous courions, courbés sous la lente menace de ce fouet d’acier). D’en bas, des chocs insistants venaient nous ébranler les os. La bouche d’une conduite souterraine surgit et éructa, désinvolte, des flots d’acide.
Toutes les filles portaient des bas rouges et de grands seaux pleins à ras bord de vermillon. Un haut silo à poudre se scalpa lui-même : sa cervelle se répandit en efflorescences bourgeonnantes. En bas, il fit hara-kiri et balança à plusieurs reprises son corps monumental au-dessus de la sanglante déchirure, avant que son corps monumental ne s’abatte. Des mains livides s’agitaient un peu partout au hasard. Beaucoup avaient dix doigts gourds et sans phalanges, plus un onzième fait de nodosités et de bosses rougies (et, sous nos pieds, le martèlement fou du grand quadrille des galoches). Vrais loups-garous, de rampaient aux alentours. Des pompiers se démenaient prestement. Des centaines de bras jaillissaient des cicatrices béantes de l’herbe pour distribuer des tracts de pierre : on y lisait, en caractères gigantesques, ce seul mot : MORT.
Des vautours de béton aux serres de fer incandescent passaient en vols compacts au-dessus de nos têtes en poussant des cris discordants (jusqu’au moment où, près des cités ouvrières, ils découvrirent une victime et fondirent sur elle). Une cathédrale d’un jaune frémissant hurlait dans la nuit aux franges violettes : c’est ainsi que la grosse tour sauta ! Des gerbes de boules lumineuses d’un rouge impudique se balançaient au-dessus de Bommelsen. Nous avions des visages bicolores : la moitié droite d’un beau vert, la gauche d’un brun nébuleux. Le sol dansait et se dérobait sous nos pas. Nous lancions nos jambes en cadence. Une corde de lumière décrivait d’affolants loopings dans le ciel : à droite, bonbon translucide, à gauche, d’un violet vertigineux.
Le ciel se découpait en dents de scie. La terre était un étang rouge et agité.
Et des hommes-poissons noirs, qui se contorsionnaient : Poussant des cris stridents, une fille, torse nu, s’avançait vers nous en sautillant ; la peau pendait autour de ses seins mutilés, comme un jabot de dentelle. Ses bras désarticulés flottaient derrière elle comme deux bandes de lin blanc. Les serpillières rouges du ciel épongeaient le sang avec un bruit flasque. Un long camion à plateau chargé d’hommes bouillis et rôtis passa, silencieux, sur ses roues de caoutchouc. Sans répit, les gigantesques mains de l’air nous saisissaient, nous soulevaient et nous plaquaient au sol. D’autres, invisibles, nous cognaient l’un contre l’autre, à nous faire frissonner de sueur et d’épuisement (ma belle grande fille puante de sueur : viens, partons !)
Une soute à essence se libéra d’une secousse, se recroquevilla comme un grain de mica sur une main brûlante et fondit instantanément en un magma informe (qui se mit à répandre des torrents de feu. Sidéré, un agent essaya de barrer le chemin à l’un d’eux et se volatilisa en service commandé). une grosse nébuleuse se dressa contre les entrepôts, gonfla son ventre replet et sa tête à claques émit un rot bruyant avant de partir d’un rire de gorge : Qu’est-ce que vous en dites ! Ensuite, écumante de rage, elle se mit à se nouer bras et jambes en un écheveau inextricable. Enfin, elle se tourna vers nous, stéatopyge et lâcha en guise de pets des gerbes de tubes d’acier incandescent, avec un savoir-faire consommé. Autour de nous, les buissons en grésillaient.
Un cadavre embrasé vint finir de se consumer à mes pieds : à genoux, comme pour une dernière sérénade, une déclaration enflammée, au milieu des tourbillons de fumée ; un de ses bras brûlaient encore et les chairs graillonnaient doucement. Tombé du ciel “du plus haut des cieux”, comme une apparition de la Vierge. (Décidément, le monde en était plein à craquer. Chaque fois qu’un toit se soulevait comme un couvercle, il en jaillissait de toutes les corniches éclatées, de ces plongeurs casqués ou les cheveux au vent, qui planaient un instant puis, en bas, crevaient comme des cornets de papier. Ecrasés par la main d’un dieu retombé en enfance !)
Une actinie de feu, gélatine de rubis, se mit à palpiter dans un sous-bois à la Döblin, oscillant gracieusement, avec des centaines de bras adventices (au bout de chacun d’eux ondoyait une ventouse venimeuse). Elle plongea comme à regret dans les profondeurs de la mer nocturne et n’eut plus que quelques éclats spasmodiques. Un bunker de trois étages se mit à tanguer ; il eut un grognement endormi et agita les omoplates ; puis il se débarrassa en un hoquet de son toit et de ses murs et son aurore verticale nous fit en un clin d’oeil des vêtements de taffetas rouge feu et des visages de roses empourprées, (jusqu’au moment où une explosion sourde retira le sol sous nos pieds comme une toiles sauvetage brusquement tirée : Une voiture de pompiers tomba du ciel en décrivant une longue spirale et fit plusieurs tonneaux avant d’aller expirer dans les gravats en dodelinant du capot. Les cadavres étaient tassés les uns contre les autres, dans des poses criantes de vérité).
(Pendant un moment, de larges et silencieux flocons de feu tombèrent autour de nous, come di neve in Alpe senza vento : du revers de la main, et à grands coups de casquette, je les éloignais de ma déesse Käthe. Je sautillais autour d’elle en l’implorant. Elle en ôta un de mes cheveux gris qui commençaient déjà à sentir le roussi, puis se remit à suivre des yeux les trajectoires invisibles des ombres sifflantes.)
Un géant apparut dans le ciel, hiératique : dans chaque main il brandissait un haut fourneau. Il ne cessait de prophétiser la mort, la mort et toujours la mort : impressionné, je portai la main devant mes yeux et je vis alors mes os sombres à travers la chair rouge et translucide. Un immense compas aux branches de feu dansait le charleston sur les murs qui s’émiettaient en cadence. La route en blêmissait et se liquéfiait à mesure. On vit passer sur des civières beaucoup de caisses noires graisseuses : les ouvriers de l’équipe de nuit, nous expliqua le chef de convoi, puis, la langue pâteuse, il reprit sa place à la tête du silencieux cortège. Des météores filaient en klaxonnant dans les couches supérieures de l’air. Des fermes se tordaient de rire, à s’en faire sauter les bardeaux du toit. De fabuleuses pyrotechnies se livraient un peu partout à des ébats sacrilèges, des jets d’étincelles fusaient en geysers.
Dans le groupe éploré et jacassant qui gesticulait au bord de la route, une femme devint brusquement folle : de ses poings convulsivement serrés, elle retroussa ses jupes jusqu’à la ceinture, ouvrit la bouche à s’en décrocher la mâchoire, et figée, sa tignasse en délire, elle bascula dans le jazz-band endiablé des ruines croulantes. Tout à coup, devant nous, le sol se mit à rougeoyer. Une large veine s’y enfla, se ramifia en pâlissant, palpita, s’empustula et bouillonna comme une soupe montée, puis creva avec un gémissement déchirant (l’air chauffé à blanc manqua nous étouffer. En vomissant, nous reculâmes à tâtons dans l’ombre. Un sapin prit feu avec un grand cri : sa robe et ses cheveux, tout flamba instantanément ; mais ce n’était rien à côté des orgues barytonnantes qui tonnaient leurs ordres du haut d’immenses chars de lumière et entrechoquaient leurs dents de flammes, hautes comme des palissades).
Et : voilà que la grosse femme de tout à l’heure passait juste au-dessus de nos têtes, incandescente, à califourchon sur une poutre déchiquetée. Ses mamelles d’amadou, éclatées, projetaient des flammèches. Par-derrière, le vent nous sifflait méchamment entre les jambes, roulant des tourbillons de poussière asthmatique et compatissante : quand ça lui chantait, il dressait sans crier gare d’instables tabernacles d’étincelles. Un pénis de lumière, long comme une cheminée, se mit à éperonner la toison de la nuit (mais il fléchit prématurément ; à droite, par contre, une colonne de flammes à la barbe roussie s’amenait en dansant une allègre bourrée, faisant gronder et sangloter les gravats sous nos pieds).
Une voix sifflante sortait d’un homme qui, le feu au derrière, semblait brûler de dire : On en grille une ? Il se retrouva collé par le front à une souche contre laquelle il frétilla encore un moment, agité de longs soubresauts. Les déflagrations irrégulières nous assommaient à coups de massue. Les morsures de la lumière nous arrachaient la peau autour des yeux. A côté de nous, des ombres tombaient à genoux. Le bunker B 1107 meuglait comme un taureau : il finit par projeter dans les airs son crâne de béton délabré : ensuite sa panse éclata et une fournaise aveuglante nous coupa le souffle (je n’arrêtais pas d’appliquer des mouchoirs mouillés sur la bouche béante et les narines frémissantes de Käthe).
Les pans déchiquetés de la nuit volaient, jeunes et noirs ! (même, un moment, cette drôlesse n’arbora plus que des oripeaux rouges et flottants !) : Quatre hommes couraient à la poursuite d’un gigantesque serpent qui sauta par-dessus le talus de la voie ferrée : sa gueule écumait et sifflait. Ils y plantèrent leurs cognées, sans doute en hurlant, (mais on n’entendait rien, on ne voyait que leurs bouches ouvertes et les ridicules casques de ces héroïques imbéciles). D’immenses panneaux lumineux surgissaient de toutes parts, mais si vite qu’on ne pouvait déchiffrer tous leurs grondants messages (nos yeux éblouis par leurs couleurs corrosives s’entrouvraient douloureusement, par une sorte d’automatisme, à intervalles réguliers. “Viens donc ! Käthe !” claquant la langue, des flammes, vraies putains tout en rouge, au visage pointu et bariolé de fard mal appliqué, poussèrent une pointe de notre côté, bombèrent leurs ventres lisses avec un rire éraillé, puis se rapprochèrent davantage, dans une lumière tapageuse et faisandée de bordel : “Viens donc, Käthe !”).
De ses multiples lèvres et langues tentaculaires lisses et luisantes, la nuit faisait des bruits mouillés de baisers lascifs : elle se livra aussi à des stupéfiants numéros de strip-tease, nous entourant du ruissellement multicolore de ses crissants oripeaux. Des rafales d’applaudissements crépitèrent, (accompagnés de trépignements d’enthousiasme à nous fendre le crâne). Des camions pleins de SS gesticulants s’aventurèrent un peu trop loin : les garçons en jaillirent, craquèrent comme des allumettes et s’éteignirent un à un (tandis que leurs véhicules poursuivaient leur course cahotante en se désagrégeant). Un jeune gars s’approcha de nous en pleurnichant, tendant ses bras en croix d’où la peau pendouillait en tremblotant comme une loque. Il montrait toutes ses dents de cuivre et gémissait au rythme des détonations, chaque fois que le monstrueux gorille se frappait bruyamment la poitrine.
Dans les entrailles de la terre, un grondement ininterrompu, comme d’interminables métros : c’étaient les soutes à obus ! : Bon ! : ça vaut toujours mieux que les lâcher au hasard sur coupables et innocents confondus ! Chaque jet de flammes venait lécher indiscrètement un groupe de . Elles respiraient encore lorsque nous les tirâmes dans l’herbe par leurs jambes raides.
“Käthe !!”
“Couche-toi !!”
Tour près de nous, un bunker se mit à piauler : il redressait si insolemment sa crête rouge que nous n’eûmes que le temps de nous plaquer sur le sol et que nous n’avons cessé de trembler tout le temps qu’il passait au-dessus de nos têtes avec un souffle à renverser les murs. A sa place apparurent successivement :
Un champignon de feu (30 hommes n’auraient pu en faire le tour),
puis la Giralda de Séville,
ensuite, de l’apocalyptique en veux-tu en voilà (et des montagnes de fagots ignifiés).
Et c’est seulement après que la détonation nous aplatit sur l’herbe, étreignant la terre, collés à elle, et qu’en face, les maisons de la cité ouvrière jetèrent en guise de casquette toutes leurs batteries de cuisine dans l’air grondant d’assourdissants vivats : – “Käthe !!”
“Kä-thä !!!”
Ma main remonta le long de ses jambes, parcourut son ventre pantelant, agrippa ses épaules : “Käthe !!” Sa tête geignait, tout étourdie. Hors de moi, je frictionnai brutalement son visage : “Aïe !”
Elle battait des jambes et se tordait comme un orvet : “Mes cheveux!” hurlait-elle à pleins poumons. Je tâtai comme un fou son front, ses oreilles, le duvet de sa nuque. Je la saisis par les épaules tandis qu’elle continuait à crier : “Mes cheveux !!!” Elle ne se relevait toujours pas !
Sa crinière fumait et grésillait ! – Je me jetai de côté, me cassai un ongle en ouvrant mon couteau de poche et taillai sauvagement dans sa chevelure, juste au-dessus de son front. Elle poussa un cri perçant et me frappa en se débattant : “Ça y est ?!!!” – “Non : toujours pas !!”
“Et maintenant ?!?” – Aïe – je… Elle secoua sa tête de méduse et, de douleur, me griffa, tandis que je la relevais. Des pinceaux rouges sortaient de la terre : c’est eux qui badigeonnaient de pourpre les nuages aux cris rauques. A plusieurs reprises, le ciel s’écroula (et ses éclats d’un noir sanglant tombèrent au-delà de l’horizon). Käthe aboyait et frétillait, les mollets agités de soubresauts. nous mordions en hurlant nos visages invisibles. Nous nous étions mis à ramper vers la gauche, parmi les amoncellements d’étoiles, jusqu’à proximité de nouveaux tuyaux d’orgue bruissant d’accords sauvages, en plein dans une haie de glaives nus, jusqu’au moment où l’obscurité retomba, jusqu’au moment où je
“Voilà : la direction ! : suivons les rails !”