Le flot dense s’écoulait, au coucher du soleil, les entraînant le long de stands et d’étals de nourriture, et les amies se trouvèrent séparées en trente secondes. Ce qu’elle commença à ressentir, outre l’impuissance, était une sensation exacerbée de ce qu’elle était par rapport aux autres, ces milliers de gens, disciplinés mais étouffants. Les plus proches la voyaient, lui souriaient, certains lui parlaient, un ou deux, et elle était forcée de se voir dans la surface réfléchissante de la foule. Elle devenait ce qu’ils lui renvoyaient. Elle devenait un visage et des traits, une couleur de peau, une personne blanche, blanche étant son trait fondamental, le statut de son être. Ainsi donc, voilà qui elle était, pas vraiment mais en même temps oui, très exactement, pourquoi pas ? Privilégiée, détachée, autocentrée, blanche. C’était là, sur son visage, instruite, ignorante, pleine d’effroi. Elle ressentait toute l’amère vérité que recèlent les stéréotypes. La foule était heureuse d’être une foule. C’était leur vérité. Ils étaient chez eux, songeait-elle, dans la marée des corps, la masse compressée. Être une foule, c’était une religion en soi, sans lien avec l’occasion qu’ils étaient là pour célébrer. Elle songea à des foules prises de panique qui submergeaient les rives d’un fleuve.