Quarante années incessantes de pêche à la baleine ! Quarante années de privations, de dangers et d’orages ! Quarante années passées sur l’implacable océan ! Et pendant ces quarante années de sa vie, Achab a déserté la terre et sa paix, pour mener la guerre sur l’horreur des abîmes ! Hélas oui, Starbuck, tout au long de ces quarante années, je n’en ai passé que trois à terre… Quand je pense à la vie que j’ai menée, au désert de solitude qu’elle fut… cette existence fermée, retranchée, murée comme une citadelle qu’est celle d’un capitaine, qui ne reçoit et n’admet nulle sympathie de la vie verdoyante qui l’environne… oh ! lassitude ! oh ! tristesse accablante !… Noir esclavage du commandement solitaire !… Quand je pense à tout cela, que j’ai à peine entrevu mais jamais aussi nettement, pertinemment ressenti et connu auparavant – et comment durant quarante années je n’ai vécu que de nourriture séchée et salée… parfait symbole du dessèchement de mon âme… quand le plus pauvre à terre a des fruits frais à portée de la main chaque jour, et rompt le pain frais du monde au lieu de mes croûtes moisies… au loin, à des océans entiers de distance me séparant de cette femme-enfant que j’ai épousée après la cinquantaine, en partance dès le lendemain pour aller doubler le cap Horn, ne laissant qu’un creux de bête couchée dans l’oreiller de mes noces… une épouse ? une épouse ? plutôt une veuve, oui, dont le mari est vivant ! C’est une veuve, pas une femme, que j’ai fait de la pauvre petite quand je l’ai épousée, Starbuck… Et puis cette folie furieuse, cette rage frénétique, ce sang tumultueux et ce front bouillonnant pour déborder mille fois du vaisseau à la poursuite encolérée, écumante de la proie… plus un démon qu’un homme, le vieil Achab !… oui, ah ! oui, quand je pense à ce qu’ont été ces quarante années de folie, ah ! quel fou, quel vieux fou a été le vieil Achab ! Pourquoi ce perpétuel combat de la chasse ? s’exténuer, se casser les bras à l’aviron, au harpon, à la lance ? en quoi est-il ou plus riche ou meilleur, le vieil Achab à présent ? Voyons. Oh ! Starbuck, n’est-il pa dur qu’avec cet accablant fardeau que je porte et qui presque m’écrase, il ait fallu qu’une malheureuse jambe fût enlevée de dessous moi ? Attends, que j’écarte cette vieille chevelure ; elle m’aveugle comme si je pleurais. Là ! des cheveux aussi gris,, ce ne peut être que de cendres qu’ils ont poussé ! Mais est-ce que je parais si vieux, vraiment si, si vieux, Starbuck ? Si tu savais ; je me sens débile, et ployé, et cassé, comme si j’étais Adam, titubant sous le poids des siècles entassés depuis le paradis. Dieu ! oh ! Dieu, Dieu !… qu’il éclate, ce coeur ! qu’il soit écrasé, ce cerveau !… Oh ! dérision, dérision amère et cuisante, dérision désolante de ces cheveux gris : ai-je vécu assez de joies pour vous porter ? et pour paraître et me sentir aussi insupportablement vieux ? Tout près, reste tout près de moi, Starbuck, que je puisse regarder dans un oeil humain… cela vaut mieux que de regarder dans la mer ou le ciel ; cela vaut mieux que de regarder vers Dieu. Par le vent de la terre, par l’astre resplendissant de la voûte, c’est un miroir magique, ô homme ! Je vois ma femme et je vois mon enfant dans ton oeil !… A bord, tu vas rester à bord : non, non ! tu ne mettras pas à la mer avec moi, tu ne déborderas pas quand Achab et son dard de feu prendront en chasse Moby Dick. Ce risque-là, non, non ! ne sera pas le tien ! Non… pas avec le foyer là-bas, au loin, que je vois dans cet oeil !