les jeunes et les vieux, les malades et les gens en bonne santé : tous écoutent la même chose. C’est ce que notre époque a de grand, d’émouvant, de dangereux, d’effroyable. Cette musique omniprésente va de pair avec ces immenses nouveaux immeubles qui s’étendent à longueur de rue et où tous les appartements sont disposés selon le même plan ; elle va de pair avec ces processions d’hommes qui tous les matins vont au bureau et à l’usine, et le dimanche au bord de l’eau, qui sont tous plus ou moins habillés de la même façon, qui tous ont en main le même journal où s’étalent les mêmes images et les mêmes mots ; elle va de pair avec la douzaine de visages célèbres qui sourient sur tous les écrans, sur toutes les affiches, à la ville comme à la campagne. Tous se voient proposer la même chose, tous ont la même chose à faire, et c’est ainsi qu’ils finissent par devenir tous identiques.

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S’il semble bien que notre époque soit destinée à rassembler les hommes de toutes les classes et de tous les niveaux d’éducation en une culture et une communauté populaires homogènes, elle menace d’un autre côté de créer un mode de vie uniforme qui n’a plus rien à voir avec cette foisonnante diversité du même que nous aimons dans la nature. À bien y regarder, le danger vient moins de ce que tout le monde se trouve ramené à une même forme de vie que du fait qu’elle n’est plus produite par les gens eux-mêmes, comme l’expression de leur être, mais leur est imposée. Et cela signifie que la puissance créatrice de la vie individuelle, qui s’exerce justement dans l’élaboration d’une forme propre, dépérit. La véritable ressemblance naît en tant qu’expression d’être structurés d’une même façon et qui partagent les mêmes conditions de vie ; elle ne saurait être produite par la pression extérieure d’une matrice. S’il faut évaluer positivement les phénomènes de la vie moderne précédemment évoqués puisque, partant de l’homme, ils recréent, en l’élargissant, ce socle fondamental que, de nature, l’animal, le végétal et l’homme primitif ont en commun, ils sont d’autre part dangereux parce qu’ils menacent de déterminer totalement une vie dont ils devraient seulement fournir le terreau.