Cahier de citations


Oui, cet éclat particulier du ciel et ce fameux jaune impérial.

Soudain, tout ce qui jusqu’alors avait tenu fermement s’effondrait dans cette lumière et dans cette couleur impitoyable ; les murs solides s’amollissaient comme des éponges ; toute résistance cédait. La ville devenait éloquente sous le regard qui la faisait parler : elle s’étendait devant lui, ouvrant ses pores, démasquée, vaincue, encore réticente certes, mais déjà soumise. Pareille à la pellicule plongée dans le bain révélateur, elle prenait vie derrière la fine membrane de son masque sous l’effet du regard. Sa beauté s’effritait : à sa place se figeait une platine pourrie et une dignité transie, délabrée, décatie, désarmée.

Ce qui réjouissait Ossama, c’était de contempler le chaos.

Accoudé à la rampe du chemin aérien qui encerclait de ses piliers métalliques la place Tahrir, il ruminait des idées hardiment contraires aux discours propagés par des penseurs accrédités, lesquels certifiaient que la pérennité d’un pays était subordonnée à l’ordre. Le spectacle qu’il avait sous les yeux condamnait sans rémission cette affirmation imbécile. Depuis un certain temps, cette construction imaginée par des ingénieurs humanistes pour soustraire les malheureux piétons aux périls de la rue lui servait d’observatoire panoramique pour conforter son intime conviction que le monde pouvait continuer indéfiniment à vivre dans le désordre et l’anarchie. En effet, malgré la mêlée inextricable qui régnait sur la vaste place, rien ne semblait altérer l’humour de la population et sa vigoureuse aptitude aux sarcasmes. Ossama était persuadé qu’il n’y avait rien de plus chaotique que les guerres ; pourtant elles duraient des années entières et il arrivait que des généraux notoirement ignares gagnassent des batailles, le choc étant par essence grand producteur de miracles ! Il était ravi de vivre au milieu d’une race d’hommes dont aucun destin inique n’avait le pouvoir de ternir la faconde et la gaîté. Au lieu de fulminer contre les tracas imposés par la monstrueuse déchéance de leur ville, ils comportaient de façon affable et civilisée, comme s’ils n’attachaient aucune importance à des incommodités matérielles qui ne pouvaient susciter l’affliction que chez des âmes mesquines. Cette attitude digne et fière émerveillait Ossama, car elle dénotait la totale incapacité de ses compatriotes à concevoir la tragédie.

Gohar se taisait. Il y avait déjà un moment qu’il ne sentait plus la boulette de hachisch dans sa bouche ; elle devait être complètement fondue.

Il avala sa salive à deux ou trois reprises, savoura une dernière fois le goût acre de la drogue. Autour de lui les êtres et les choses se coloraient d’une teinte plus riche, plus chatoyante, devenaient perceptibles dans leurs moindres détails. Les rires et les éclats de voix se transformaient en un murmure unique, insidieux et secret, semblable aux soupirs d’une femme sensuelle au moment de l’extase. Ses yeux s’arrêtèrent sur Nour El Dine, et il fut stupéfié par le sentiment de singulière bienveillance qui l’envahit en face de son bourreau. Par une extraordinaire acuité de perception, il découvrait, dans ce bourreau d’apparence agressive, un être torturé et inquiet, plus faible que dangereux. Quel regard de douleur ! Quelle souffrance morale se cachait sous cette façade d’autorité ! L’instinct de Gohar l’avertissait qu’il n’avait rien à craindre de cet homme. Et, chose plus étrange encore, que cet homme avait besoin de son aide et de sa pitié.

– Monsieur l’officier attend, dit Yéghen. Allons, maître, dis-nous ta pensée.

– Eh bien ! commença Gohar, je pense pouvoir expliquer la conduite de mon jeune ami. El Kordi est un homme d’une grande noblesse d’âme. Il hait l’injustice et ferait n’importe quoi pour la combattre. Il voudrait réformer le monde, mais ne sait comment s’y prendre. Je crois que ce crime l’a révolté. Il a voulu en prendre la responsabilité et s’offrir en martyr à la cause qu’il défend. Je suis content, monsieur l’officier, que tu n’aies pas pris ces aveux au sérieux. Il faut lui pardonner cette incartade. Il a agis sous le coup d’une impulsion très honorable.

– Maître ! cela est intolérable ! s’écria El Kordi. Laisse-moi t’expliquer. Je reconnais que je ne suis pas l’assassin. Mais que ce soit moi ou un autre, quelle importance ? L’important pour toi, monsieur l’officier, c’est d’arrêter quelqu’un, n’est-ce pas ? Eh bien, je m’offrais. Tu devrais m’en être reconnaissant.

– Absurde ! dit Nour El Dine. Complètement absurde. ce n’est pas cela du tout. Je veux arrêter le coupable et rien que lui.

– Pourquoi ? demanda Yéghen. Pourquoi arrêter seulement le coupable ? Excellence, tu me déçois. Tu te laisses influencer par des considérations oiseuses.

– Pourquoi ? répéta Nour El Dine. Mais ça tombe sous le sens, voyons ! Pourquoi arrêterais-je un innocent ?

– L’innocent et le coupable, dit Gohar. Il doit être difficile de choisir.

– Mais je ne choisis pas, dit Nour El Dine. J’établis ma conviction d’après certains faits irrécusables et précis. Je n’arrête un homme que lorsque je suis convaincu de sa culpabilité ! Vous êtes tous ici des gens instruits et pourtant vous me semblez n’avoir aucune idée de la loi.

– Ce n’est pas la loi qui nous intéresse, dit Yéghen, mais l’homme. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir pourquoi un homme comme toi, au lieu de jouir de sa courte vie, passe son temps à arrêter ses semblables. Je trouve cette occupation bien malsaine.

– Mais je ne fais que défendre la société contre les criminels, dit Nour El Dine. Quelle sorte de gens êtes-vous donc ? Vous vivez en dehors de la réalité !

– La réalité dont tu parles, dit Gohar, est une réalité faite de préjugés. C’est un cauchemar inventé par les hommes.

– Il n’y a pas deux réalités, dit Nour El Dine.

– Si, dit Gohar. Il y a d’abord la réalité de l’imposture, et dans laquelle tu te débats comme un poisson pris dans un filet.

– Et quelle est l’autre ?

– L’autre est une réalité souriante reflétant la simplicité de la vie. Car la vie est simple, monsieur l’officier. Que faut-il à un homme pour vivre ? Un peu de pain suffit.

– Un peu de hachisch aussi, maître ! dit Yéghen.

– Soit, mon fils ! un peu de hachisch aussi.

– Mais c’est la négation de tout progrès ! s’exclama Nour El Dine.

– Il faut choisir, dit Gohar. Le progrès ou la paix. Nous avons choisi la paix.

– Aussi, Excellence, nous t’abandonnons le progrès, dit Yéghen. Amuse-toi bien avec. Nous te souhaitons beaucoup de plaisir.

Mais oui ! C’était ça : “Au grand magasin” :

3e étage : Les mains clabaudent étoffes bigarrées les mâchoires béent les yeux fouillent bourdons lointains dire s’il vous plaît comptoirs assoupis colonies de fauteuils jungle de vêtements forêts de manteaux les rubans bouillonnent les coups de coudes les boutons zyeutent amoncellements de chaussettes l’index indique pièces de 1 mark les cuisses partent des fesses.
Tenter l’amour à la sauvette avec la brune, coupe à la Titus, et tandis qu’ensuite, foulards affalés autour d’autres cous, madrée elle déchire l’étoffe qui crisse faisant sursauter les seins taille moyenne, son visage qui sourit dans le triangle de la fente et le vieux chameau, la chef de rayon, a déjà l’oeil méfiant, j’attends dans la cannaie de nylon, jambes massives de femmes.
2e étage : Des maigres font l’article, montrent, discobolent des assiettes, vases bougeoirs, des grasses grommellent dans leurs joues, des poteaux câblés feràrepassent des miroirs magiques, des ceintures serpentent des ballons accroupis esclaves bigarrés des bouches buttent sur des mots prothèses les mollets se délectent les hanches pubiennent la caisse appelle, des yeux lumignons, les dents badaudent, épient, saisissent au vol, des nez trom-pètent du cerveau.
Jupes caressant de l’ourlet les compagnes de classe (terminale) ; étalage de tapis, ménagères muettes en adoration devant (des âmes de toile cirée, des corps sacs à provisions) ; musique disque-mièvre diffusée pour nous abreuver de sons, des apprenties en blouses noires traînent d’un bout à l’autre des montagnes de cartons, l’escalier mécanique pompeux bordé de statues, et juste après des panneaux racolent pour les nattes de sol en coco râpeux : A un cinquante ! Eh, client ! Et encore sellerie maroquinerie, batteries d’accus, scie-garettes ; sirupeusement le monde court à sa perte.

L’automne, nous possédons un poème d’amour…

Un dernier poème d’amour.
Nous n’avons pu abréger la vie du chemin mais
nos âges
nous pourchassent pour que nous incitions nos pas
vers le commencement de l’amour.
Amour, nous étions les renards de cette haie
et la camomille de la plaine.
Nous voyions ce que nous ressentions
et sur la cloche du temps,
nous cassions nos noisettes.
Nous recelions un chemin solitaire vers la place
lunaire et la nuit ne recèle de nuit que les fruits
du mûrier. Nous possédons une seule lune dans
les mots,
nous étions les conteurs
avant que les envahisseurs n’atteignent
notre lendemain…
Ah que ne sommes-nous arbres
dans les chansons
pour devenir la porte d’une masure,
le toit d’une maison,
la table pour le dîner de deux amants ou une
chaise ?
Amour, retiens-nous un peu
que nous tissions la robe du beau mirage.

Fin mai. Le camarade Guo devint le camarade Ye.

Leda s’était un jour rendu au commissariat pour changer son patronyme pour celui de sa mère. A la sortie, c’était un nouvel homme. Il avait peut-être raté son destin de dragon, mais c’était déjà un phénix qui renaissait de ses cendres. Après avoir divorcé de Han Saite, il avait rompu avec le mari. A son tour, avec du retard, il avait soldé son souvenir et liquidé son histoire. Il avait mis du temps à comprendre qu’il était la dernière preuve de vie d’un personnage en faillite, obsolète et encombrant. Pour les autres, Guo Leda n’existait plus, et n’avait jamais existé. Seuls Han Saite et les polos des travailleurs migrants disaient le contraire. Mais la première avait déjà perdu sa crédibilité, et les seconds ne tarderaient pas à tomber en lambeaux.
Le Camarade Ye avait aussi songé à changer son prénom. Mais Zhen Zhen l’en avait dissuadé. Elle était incapable de l’appeler autrement. Après tout, du temps de sa gloire, tant de gens s’étaient débaptisés pour prendre le même ; d’autres l’avaient donné à leur nouveau-né s’ils n’avaient pas de chien. Partout dans le pays couraient par milliers des Zhang Leda, Wang Leda, Li Leda… et pourquoi pas Ye Leda ? C’était en fin de compte la meilleure façon de devenir anonyme.

Nous avons tout à gagner de nous attaquer au système et non aux hommes qui en sont à la fois les responsables et les esclaves.

Céder à la peste émotionnelle, à la vengeance, au défoulement, c’est participer au chaos et à la violence aveugle dont l’Etat et ses instances répressives ont besoin pour continuer d’exister. Je ne sous-estime pas le soulagement rageur auquel cède une foule qui incendie une banque ou pille un supermarché.. Mais nous savons que la transgression est un hommage à l’interdit, elle offre un exutoire à l’oppression, elle ne la traduit pas, elle la restaure. L’oppression a besoin de révoltes aveugles.
En revanche, je ne vois pas de moyen plus efficace pour oeuvrer à la destruction du système marchand que de propager la notion et les pratiques de la gratuité (çà et là s’esquisse timidement le sabotage des parcmètres de stationnement, au grand déplaisir des entreprises qui prétendent nous voler notre espace et notre temps).
Aurions-nous si peu d’imagination et de créativité que nous ne puissions éradiquer les contraintes liées au racket des lobbies étatiques et privés ? De quel recours disposeront-ils à l’encontre d’un mouvement collectif qui décréterait la gratuité des transports en commun, qui refuserait de payer taxes et impôts à l’Etat-escroc pour les investir, au bénéfice de tous, en dotant une région d’énergies renouvelables, en rétablissant la qualité des soins de santé, de l’enseignement, de l’alimentation, de l’environnement ? N’est-ce pas en restaurant une véritable politique de proximité que nous jetterons les bases d’une société autogérée ? Au lieu de ces grèves de trains, de bus, de métros qui entravent le déplacement des citoyens, pourquoi ne pas les faire rouler gratuitement ? N’y a-t-il pas là un quadruple avantage : nuire à la rentabilité des entreprises de transport, réduire les profits des lobbies pétroliers, briser le contrôle bureaucratique des syndicats et, surtout, susciter l’adhésion et le soutien massif des usagers ?

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