Cahier de citations
Les mains et les bras liés derrière le dos,
à genoux, on se penche vers le plateau et on prend du riz avec la bouche. Des grains se collent sur le nez et le menton. Cependant après quelques échecs, on acquiert une meilleure technique qui consiste à faire monter le riz avec la langue le long de la paroi du bol et à saisir avec les lèvres. Ensuite, on attaque la partie qui est restée à l’opposé. Quant à la soupe, on saisit le bol avec les dents, on lève légèrement la tête en gardant un oeil sur le niveau du liquide et on le fait couler dans la bouche. Le fricot, on le soulève avec la langue et on le saisit avec les incisives. On finit le tout, non sans se salir le menton et le devant de la chemise. On s’essuie la bouche sur l’épaule. La porte s’ouvre à nouveau, le surveillant constate que les bols sont vides et que le prisonnier est maté. Mais s’il poursuit sa grève de la faim, on va le faire manger de force. Un médecin du service médical flanqué d’un infirmier pénètre dans la cellule escorté par quelques gardiens. Ils insèrent dans la bouche du prisonnier un tube reliè à un récipient en caoutchouc qu’ils malaxent pour faire avancer la bouillie qui est à l’intérieur. Ona l’impression d’étouffer comme lorsqu’on a dans la gorge un tube pour une endoscopie de l’estomac et le liquide remonte par le nez. Mais ce n’est rien à côté de l’humiliation et de la honte qu’éprouve jusqu’au larmes le prisonnier à se sentir ainsi violé. Dès que la porte se referme, il vomit et vomit encore, sans pour autant réussir à oublier le doux contact des grains de riz, le goût agréable qui persiste au bout de sa langue. Une barrière s’est affaissée à l’intérieur du corps.
Un bruit métallique et cristallin
et le pêne en dents de scie du bracelet se soulève. Précautionneusement, j’extrais ma main. A présent, c’est le tour de la corde. Les doigts continuent à agir calmement pour explorer l’enchevêtrement et les noeuds qui forment une sorte de galet dur et résistant. Au début, je les tâte et tente de les pincer du bout des doigts, mais ils glissent à chaque essai. Ce n’est que plus tard que je comprends qu’il faut faire bouger la corde plutôt que de m’acharner sur les noeuds. Je me tortille alors pour la faire remonter et j’ai déjà l’impression qu’elle me serre moins. D’une main je la pousse vers le haut et de l’autre, je tire sur les noeuds. Ils cèdent enfin, de plus en plus facilement car lorsque le premier s’est rendu, les autres sont plus aisés à défaire. Qu’elle est longue, cette corde ! Je continue à tirer sur le lien enchevêtré de façon labyrinthique autour des poignets. Il me faut une heure pour venir à bout du premier noeud, encore une pour défaire les autres et débarrasser mes poignets de la corde. Celle-ci serre beaucoup moins à présent et quelques mouvements des poignets suffisent à les libérer. Je suis épuisé. Les bras toujours prisonniers d’un bout de corde, je me renverse sur le dos. Je ferme et ouvre alternativement les mains, me gratte le nez qui me démangeait et me repose en restant allongé. La lueur de la lune que le trou d’aération laisse entrer dessine un losange sur le mur en ciment.
Une journée où il ne se passe rien
est sans doute ce que l’homme peut rêver de mieux.
L’imagination créatrice
s’éveille très tôt chez l’enfant. Enfant, on “imagine” toujours. Mais c’est une habitude qu’on perd en général par la suite. Aussi l’art de devenir écrivain consiste-t-il, entre autres, à ne pas laisser la vie, les hommes ou l’argent vous faire rompre avec cette habitude. (…) L’ami avec lequel je partageais ma chambre périt dans une avalanche. A mon retour je savais d’une façon irrévocable ce que je ferais : je serais écrivain. Et je savais ce que je devais écrire : le livre de mes morts.
En me promenant longuement,
il me vient mille idées utilisables, tandis qu’enfermé chez moi je me gâterais et me dessécherais lamentablement. La promenade pour moi n’est pas seulement saine, mais profitable, et pas seulement agréable, mais aussi utile. Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps elle me réjouit personnellement; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m’aiguillonner et de m’inciter à poursuivre mon travail, en m’offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu’en suite, rentré chez moi, j’élaborerai avec zèle. Chaque promenade abonde de phénomènes qui méritent d’être vus et d’être ressentis. Formes diverses, poèmes vivants, choses attrayantes, beautés de la nature : tout cela fourmille, la plupart du temps, littéralement au cours de jolies promenades, si petites soit-elles.
…….
Il y a eu,
et il y aura encore peut-être, de grands penseurs individuels dans une atmosphère d’esclavage intellectuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmosphère de peuple intellectuellement actif. (…) Là où il existe une entente tacite de ne pas remettre en question les principes, là où la discussion des questions fondamentales qui préoccupent l’humanité est estimée close, on ne peut espérer trouver cette activité intellectuelle de grande envergure qui a rendu si remarquables certaines périodes de l’histoire.
Photographier comme on empaille…
Arrêter le temps avec de la paille et des armatures en fer ou avec une pellicule argentique – même combat. Procéder d’une semblable manière pour produire l’illusion du temps stoppé entre deux moments de vie. Capter l’instant, l’immobilité gisant à l’épicentre de chaque mouvement – comme le silence habite le coeur de la musique. Jouer avec la mort qu’est toujours la durée contrainte, cette petite asphyxie qui prive de l’oxygène de la vie.