Le troisième élément désigné par Savage est l’emploi de synthétiseur et ce que celui-ci désigne sous le terme d’anti-musique.

En fait de synthétiseurs, l’industriel apparaît à un moment où ces instruments n’en sont encore qu’à leur préhistoire, bien avant l’évolution foudroyante qu’on leur connaîtra à partir des années quatre-vingt, vertigineuse à partir des années quatre-vingt-dix. D’où des sonorités tout à fait caractéristiques de cette époque,, un grain particulier, qui aurait pu devenir désuet très vite mais que l’incompétence des musiciens, associée au désir d’extraire de leurs machines les sons les plus agressifs qui soient, projette en quelque sorte au-delà de leur temps. Près de trois décennies après l’avènement du genre (centré autour du début des années quatre-vingt), on constate aujourd’hui que l’industriel dans son ensemble, quoique relié à son époque, a nettement mieux vieilli que toute l’electro-pop produite au même moment (avec des gens comme Depeche Mode ou OMD). L’idée d’anti-musique quant à elle est un peu le corollaire de cette incompétence musicale revendiquée par beaucoup de groupes, et est d’abord prétexte à des improvisations d’autant plus libres et innovantes. Si le punk supposait d’être capable de plaquer trois accords approximatifs sur une guitare, la musique industrielle fera sauter cette dernière contrainte en évitant généralement (mais également par pure impossibilité de s’y conformer) toute analogie possible avec le format de la chanson rock, et donc avec la narration (la structure couplets-refrain), et le plus souvent avec la tonalité également. Car l’industriel sera d’abord affaire de bruit, et il conviendrait plutôt de parler d’imbrication de masses sonores que de phrases musicales organisées pour définir son esthétique. Bruits blancs, perçus comme désagréables à l’oreille, métalliques, stridents et crissants, focalisés sur les extrêmes du spectre sonore, distorsion et saturation forment la base de données propre au genre, déclinés sur le mode électrique, électronique ou percussif. L’autre élément important qui souligne cette démarche anti-musicale est la répétition, l’usage intensif de boucles rythmiques et/ou non-mélodiques qui forment bien souvent l’assise, le socle sur lequel viennent se poser (aussi bien s’écraser) les éléments bruitistes, cette caractéristique devenant même chez des gens comme Boyd Rice ou le Laibach première époque une sorte de gimmick, l’équivalent du riff propre au rock, du scratch propre au rap. La répétition, le cycle sans fin sont généralement perçus (même si le minimalisme américain a prouvé le contraire) comme contraires à la notion d’oeuvre musicale, qui suppose une progression, une évolution vers un point d’acmé, bref une organisation révélant une pensée structurée et cohérente, censée s’épanouir et se réaliser dans le produit musical créé. Mais parce que l’un des propos essentiels des groupes sera de décrire un état d’aliénation constant et généralisé, c’est très logiquement qu’ils rejetteront toute analogie avec une pensée musicale discursive. Dans la société telle que la perçoivent les acteurs du mouvement, la pensée elle-même est atteinte par le processus de contrôle, dirigée, formatée, réduite à l’état d’un circuit fermé sur lequel on peut agir à distance grâce à quelques stimulations artificielles créant de faux besoins, de faux problèmes, offrant l’illusion d’une liberté lorsque ceux-ci sont satisfaits ou résolus. Parce que l’industriel veut avant tout renvoyer une image fidèle de l’atroce réalité dans laquelle nous vivons, il ne pouvait que s’orienter vers une approche autistique du matériau sonore, le comportement de l’autiste incapable de s’échapper de sa prison mentale, répétant sans fin les mêmes mouvements, les mêmes cris, possédant plus d’un point commun avec l’état de confusion, d’aveuglement, de souffrance et de désespoir qui est le lot de chacun dans pareille société. grande cohérence donc, adéquation entre le fond et la forme, entre le contenant et le contenu, qui bouscule également les habitudes d’écoute courantes. L’industriel des groupes privilégiant une approche rythmique (Test Dept, Laibach à ses débuts, Einstürzende Neubauten) sera d’abord affaire de pulsation, de martèlement machinique, de coups réguliers assénés jusqu’à l’épuisement.

Le deuxième point dégagé par Jon Savage est la notion d’accès à l’information,

dans le sens où la majorité des groupes industriels seront d’abord soucieux de parasiter le processus de contrôle que permettent les mass-médias, reprenant à leur compte les théories de William Burroughs sur la guerre de l’information, sorte de version moderne des guerres territoriales d’autrefois, permise par les avancées technologiques de l’époque, qui mèneraient (comme Burroughs l’avait également bien pressenti) à l’invention du cyberespace quelques années plus tard, qui rappelons-le a d’abord été créé à des fins militaires. D’où une tendance particulièrement marquée à puiser sans vergogne dans les discours (et les images) diffusés dans les médias populaires (radio, cinéma et télévision), à les sortir de leur contexte pour les réintégrer sous forme de samples, souvent mis en boucles, dans les oeuvres musicales, afin d’en révéler le caractère propagandiste, qu’il s’agisse de discours politiques, de prose journalistique, de publicités ou de documentaires de tous ordres. L’industriel sera une musique où l’on chante peu, nombre de formations étant d’expression essentiellement instrumentale, mais où l’on parle beaucoup, où ça parle beaucoup, saturée de messages de toutes provenances, choisis tant pour leur contenu que leur couleur à l’oreille. Leur accumulation, leur imbrication les uns dans les autres n’ont bien souvent pas d’autre fonction que de révéler leur équivalence fondamentale, destinée à maintenir le système de régulation sociale en place. Cette réappropriation de discours existants n’est bien sûr pas sans rappeler les méthodes de détournement exploitées par les situationnistes, à cette différence près qu’elles sont appliquées à des oeuvres musicales, et que la matière de base exploitée est le plus souvent d’une nature en soi sulfureuse (alors que chez les situationnistes elle était généralement inoffensive et/ou insignifiante).

Mais parallèlement à ces procédés récurrents, il faut également remarquer cette propension propre à certains groupes à développer leur propre organe d’informations, par voie d’imprimés périodiques ou plus ponctuels, proposant des articles traitant de sujets soigneusement passés sous silence dans les médias officiels, avec une prédilection pour tout ce qui à l’époque était considéré comme plus ou moins tabou, du nazisme aux théories conspirationnistes en passant par les pratiques sexuelles extrêmes, les méthodes modernes de torture, les expériences médicales sur les animaux ou sur les hommes, les armes à feu, les tueurs en série, les gourous de secte, le terrorisme, etc., l’ensemble révélant un goût prononcé pour le morbide, le glauque, la violence et la folie, personnelle et collective. Si de telles publications n’échapperont pas toujours à une certaine complaisance, elles témoignent cependant aujourd’hui encore d’une réelle et profonde révolte face à la réalité des rapports sociaux, perçus uniment comme des modes de conditionnement et de répression des individus, destinés à s’assurer son contrôle et son obéissance, et viseront d’abord à informer le public d’un état d’oppression d’autant plus intolérable qu’il est généralisé.

Le premier principe, qui n’en est pas vraiment un mais plutôt un état de fait,

c’est que tous les groupes industriels, au moins à leurs débuts, furent vis-à-vis de l’industrie du disque tout à fait autonomes, faisant paraître leurs disques sur leur propre label ou au mieux sur des labels indépendants. Parce que l’industriel apparaîtra sensiblement au même moment que le punk, son histoire sera comme lui liée à l’émergence d’un réseau foisonnant de labels et de distributeurs indépendants montés souvent avec des fonds dérisoires, en réaction à l’hégémonie déjà acquise des majors, perçues comme parfaitement inutiles et uniquement intéressées par le profit. La musique industrielle dans son ensemble, de par sa nature et les compétences musicales souvent inexistantes des groupes, ne fut de toute façon guère concernée par ce genre de considérations. Signer sur une major, en dehors même du choix de principe que cela suppose, nécessite tout de même un brin de professionnalisme, de soif de succès auprès du grand public également (laquelle implique généralement concessions et obéissance à des stratégies commerciales éprouvées), et d’être aguerri aux méthodes d’enregistrement les plus modernes (et donc les plus chères). Bref, signer sur une major, beaucoup plus à cette époque qu’aujourd’hui où tout n’est qu’affaire de campagnes publicitaires et de poudre aux yeux, suppose d’avoir déjà atteint une certaine notoriété, d’être sorti de l’underground et d’avoir atteint à une reconnaissance par un public déjà large, ce qui ne sera le cas de quasiment aucun des groupes d’obédience industrielle. Sans compter que, de toutes manières, la production musicale des groupes ne pouvait être interprétée autrement que comme un bruit inorganisé par les directeurs artistiques de ces maisons. Car le genre industriel, s’il sera d’abord une contestation de la société de consommation et de l’information dans laquelle il est apparu, n’aura de cesse également de lutter contre la standardisation des oeuvres musicales imposées par les grands circuits de distribution, considérées par ceux-ci comme des marchandises comme toutes les autres, devant répondre à des normes précises afin de satisfaire aux besoins artificiellement créés chez le consommateur à force de matraquage et de méthodes de marketing agressif. Le terme même de “musique industrielle”, satirique et ironique chez TG, ne visait d’ailleurs pas à dire autre chose que cela, le groupe assimilant par dérision sa démarche même à ce qu’il entendait dénoncer.

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