Cahier de citations
C’est étonnant de voir avec quelle avidité les gens passent en revue la “lecture”,
comme on dit, empilée dans l’antichambre des médecins et des dentistes. Est-ce pour s’empêcher de penser à l’épreuve qui les attend ? Ou est-ce pour rattraper le temps perdu, pour “se mettre au courant”, comme ils disent, de l’actualité ? Mes quelques observations personnelles me disent que ces gens-là ont déjà absorbé plus que leur part d'”actualité”, c’est-à-dire de guerre, d’accidents, de guerre encore, de désastres, d’autre guerre, de meurtres, de guerre encore, de suicides, d’autre guerre, de vols de banque, de guerre, et encore de guerre chaude ou froide. Ce sont sans aucun doute les mêmes gens qui font marcher la radio la plus grande partie du jour et de la nuit, qui vont au cinéma aussi souvent que possible – et y ingurgitent encore des nouvelles, encore de l'”actualité” – et qui achètent des postes de télévision à leurs enfants. Tout cela pour être informés ! Mais que savent-ils en fait qui vaille la peine d’être su de ces évènements si importants qui bouleversent le monde ?
L’homme qui était entré dans le cabinet du juge,
et sur lequel ce dernier leva aussitôt ses calmes yeux bleus, ne présentait aucune caractéristique physique, ni la moindre indication physique d’une caractéristique morale, par lesquelles il eût pu passer pour remarquable au milieu d’un groupe de personnes. Il était de taille moyenne, légèrement chauve avec un front haut, il portait une moustache et une barbe mal taillées et d’un châtain grisonnant, comme ses cheveux. Il était vêtu de gris – un costume et un pardessus en état avancé d’usure. Son aspect général donnait l’impression d’une banalité intelligente : son aspect vestimentaire, celui d’un célibataire ni soigneux ni négligé ; il avait un air simple sans être vraiment humble, et son expression était directe sans être impudente. Il avança respectueusement, d’une façon ni élégante, ni grossière, vers le bureau du juge, puis, arrivé tout près, il le salua d’une inclinaison de la tête involontairement sèche.
– Vous vouliez me parler ? demanda le juge. Je suis en ce moment un peu occupé, mais j’ai tout de même tenu à vous recevoir. C’est à quel propos ?
– A propos de la mort d’un homme appelé Carlos Vargas, répondit le nouveau venu.
– Vous êtes monsieur Quaresma, Abilio Quaresma, si je ne m’abuse ? Il me semble que c’est ce que l’huissier m’a dit…
La nuit, il va sans dire que la perplexité est infiniement plus grande.
Dans nos promenades les plus ordinaires nous ne cessons, tout inconsciemment que ce soit, de gouverner comme des pilotes d’après certains fanaux et promontoires bien connus, et dépassons-nous notre course habituelle, que nous emportons encore dans le souvenir l’aspect de quelque cap voisin; ce n’est que lorsque nous sommes complètement perdus, ou qu’on nous a fait tourner sur nous-mêmes – car il suffit en ce monde qu’on vous fasse tourner une fois sur vous-même les yeux fermés pour que vous soyez perdu – que nous apprécions l’étendue et l’inconnu de la Nature. Il faut à tout homme réapprendre ses points cardinaux aussi souvent qu’il sort soit du sommeil, soit d’une préoccupation quelconque. Ce n’est que lorsque nous sommes perdus – en d’autres termes, ce n’est que lorsque nous avons perdu le monde – que nous commençons à nous retrouver, et nous rendons compte du point où nous sommes, ainsi que de l’étendue infinie de nos rapports.
Depuis quelques années déjà, le tour est venu aussi pour A.
Les anniversaires comptent un nombre d’années incroyablement élevé et les ennuis corporels l’empêchent de vivre plus longtemps au jour le jour comme ses chers animaux ou comme son courageux voisin. Il devrait s’être familiarisé avec la mort – non pas celle des autres, comme le médecin chef conseiller Behrens, ce vieil employé de la mort du sanatorium Berghof, mais avec la sienne propre. Il vécut pendant des années dans des conditions qu’il n’y a pas lieu de décrire ici, mais le fait est qu’il dut attendre la mort de jour en jour et d’heure en heure. Il vit s’en aller ses semblables de toutes les façons possibles et imaginables. Ses camarades, on ne peut pas le dire autrement crevaient sous les coups qu’on leur administrait, mais aussi dans les convulsions, sous l’effet du cyclohexane B. Il enjamba distraitement des amas de cadavres, marcha dans des couloirs souterrains, où des hommes étaient suspendus à d’énormes crochets en fer. Que s’est-il passé en moi, jadis, se demande A, et se donne une réponse dont il sait que d’autre s’en méfieront : je n’avais pas peur. Non, ce n’était pas du courage, car nombre de choses me précipitèrent dans la terreur. J’étais jeune. Et la mort qui me menaçait venait de l’extérieur : il n’est pas de plus belle mort au monde que d’être terrassé par l’ennemi. Elle venait de l’extérieur, même quand ce n’était pas une mort par un coup de matraque ou au gaz. La dysentrie et le phlegmon étaient des attaques provoquées par un monde hostile et en cela effrayantes mais ne suscitant pas la crainte comme de mourir lentement de l’intérieur, dans le déclin qui me tient compagnie comme un ami intime, et que je fréquente maintenant que j’ai vieilli et que des diagnostics de médecin pas très brillants et quelques chiffres me font comprendre que la déclivité a commencé. Mourir assassiné, ce qui dans mon cas jadis, aurait pu être compris comme un meurtre de l’intérieur, est une attaque du monde contre ma personne. Un tube d’acier s’abat sur moi, un coup est tiré, une fièvre soudaine m’abat. Je suis – j’étais, je m’en souviens exactement – dans l’état d’esprit d’un homme qui perd confiance dans le monde parce que lui manque dans sa misère l’espoir qu’on lui vienne en aide. Mourir était terreur.
En revanche, le révolté du jour le sera demain puis après-demain :
il est la permanence de la pulsion de vie, de la force, de l’énergie, du mouvement, de la dynamique, quand le révolutionnaire, créateur de nouvelles idoles pour de nouvelles religions, s’appuie sur la pulsion de mort, la violence militaire et policière, la brutalité institutionnelle, la société close. La révolte de l’unique n’exclut pas la somme des révoltes. Stirner le solipsiste dépasse son solipsisme en écrivant : “S’il y a derrière toi quelques millions d’autres pour Te protéger, Vous avez une force imposante et remporterez facilement la victoire.”
…
Or, si j’ai comparé plus haut la vie avec le cinéma
et dit que nous regardions la vie comme un film, je m’empresserai d’ajouter qu’au cinéma nous ne nous laissions jamais personnellement mettre en cause. Mes parents, qui aimaient bien aller de temps en temps au cinéma, classaient cependant, au départ, les films en deux catégories : il y avait les “moroses” et les “loufoques”. La chose se présentait de la façon suivante : un film était “morose” quand on y montrait les côtés tristes, désespérés ou inharmonieux de l’existence. Ces films ne plaisaient pas à mes parents ; ils trouvaient qu’il valait mieux ne pas montrer du tout ce genre de films car, “en fait, la vie n’était pas du tout comme ça”. Ils partaient du postulat que la vie ne pouvait vraiment pas être aussi noire que dans un film de ce genre “morose” et, par conséquent, que ce film était, au fond, fantaisiste, et inutilement pessimiste. Pour l’auteur, ce n’était pas un mérite que de ne montrer que la méchanceté, la noirceur et la tristesse.
Les autres films étaient “loufoques”, c’est-à-dire comiques, mais d’une manière tout aussi fantaisiste que les “moroses” étaient tragiques. “En fait, la vie n’était pas du tout”, non plus, telle qu’on la représentait dans les films “loufoques”. Ainsi les deux genres étaient caractérisés par le fait qu’ils représentaient quelque chose de complètement fantaisiste et impossible, à quoi l’on ne pouvait et ne devait donc pas s’identifier. Une subdivision des films “moroses” était constituée par les “russes”. ceux-là n’étaient pas réalistes non plus car on y traitait constamment des problèmes de l’âme et “alors vraiment, la vie n’était pas du tout comme ça”. Comme mes parents n’étaient pas habitués à discourir sur les tourments de l’âme, ces personnages qui ne faisaient jamais rien d’autre devaient leur paraître étranges et même invraisemblables. Peut-être bien que les “Russes”, ce peuple exotique et parfaitement inconcevable sous nos latitudes, parlaient de l’âme mais ce sujet, dans notre monde, n’était pas pensable.
Erlendur se gardait de confondre les hasards et le reste.
Il savait mieux que quiconque par son travail que, parfois, les coïncidences étaient organisées. Elles pouvaient être soigneusement agencées dans la vie d’individus qui jamais ne soupçonnaient quoi que ce soit. Dans ce cas, les évènements ne portaient plus le nom de hasard. On pouvait les définir de diverses manières, mais dans la profession d’Erlendur il existait un seul mot pour le faire et c’était le mot crime.